Un Haneke inégal et désespéré
Spectacle émouvant que celui de l’entrée de Jean-Louis Trintignant dans une salle, plus fragile que jamais, presque aveugle. Ça prenait Michael Haneke pour sortir de sa retraite du cinéma l’ancien jeune premier d’Et Dieu créa la femme devenu monstre sacré. Déjà cinq ans plus tôt à Cannes avec Amour, palmé d’or. Ce lundi grâce à ce Happy End, tourné également en français. Et le reverra-t-on jamais?
La scène finale de ce film, qui commanda trois jours de tournage à cause des marées et des vagues, entraînait l’acteur français en fauteuil roulant dans les eaux froides de la Manche. «J’ai demandé à la productrice: si je fais cette scène sans embêter personne, est-ce que vous m’épargnez Cannes ? Elle a dit oui. Puis on verra après…»
Trintignant vit quasi reclus dans ses terres. «Mais Cannes c’est important»,
admet-il comme pour s’excuser d’être là. Au cinéaste autrichien, qu’il qualifie de maître du nouveau roman au cinéma, il ne peut pas dire non. Aux autres, si.
Haneke fait partie du club sélect des doubles palmés d’or (sa première pour Le ruban blanc). Sans compter les prix obtenus ici pour La pianiste et Caché. Le maître chirurgien du 7e art, c’est lui.
Le cinéaste précise avoir perdu deux ans avec le projet Flash Mob, qui n’a pas vu le jour. « Mais j’ai intégré de ses éléments dans Happy End .»
Attendu ici comme le film phare de la compétition — Haneke sera-t-il le premier triple palmé ? —, Happy End n’est pas son film le mieux unifié. La mise en situation traîne en longueur en première partie et l’utilisation des nouvelles technologies comme seul espace de communication après l’échec des autres ne convainc pas tout à fait, mais son humour noir fait mouche et sa lucidité glacée offre une gifle cinglante à l’air du temps.
Troisième palme ? sans doute pas.
Bourgeois de Calais
Dans ce portrait de bourgeois de Calais coupés de leur souffle, attentifs à protéger leurs privilèges en écrasant le peuple, le patriarche est à nouveau joué par Jean-Louis Trintignant et sa fille par la muse Isabelle Huppert, plus glaciale que jamais. Le fils volage prend les traits de Mathieu Kassovitz en médecin au coeur gelé. Quant au fils fragile et lucide, il est incarné par Franz Rogowsky, impressionnant en figure brûlée de tragédie.
« Je ne vois aucune raison de ne pas refaire tout le temps des films avec lui, déclare Isabelle Huppert. Dès La pianiste, j’ai vu à quel point il s’intéressait à la vérité de la personne en face de lui. Haneke est le cinéaste de la haute précision du cadre. Or, plus un grand metteur en scène se montre contraignant, plus on se sent libre. Une circulation naturelle s’établit. »
Le seul duo de résonance dans Happy End, extrêmement puissant, est celui que forme en dernière partie le vieil homme et sa petite fille suicidaire de 13 ans (Fantine Harduin) qui voit et comprend tout. Ce tandem extraordinaire sauve en partie le film, par sa charge immense.
Tout Haneke est dans ce film. Happy End constitue presque une suite à son précédent Amour avec allusions à l’épouse malade que le mari a étouffée, des références à Caché et à Benny’s Video. Mais le cinéaste affirme ne pas avoir pratiqué l’autoréférence, plutôt s’être inspiré des événements de sa propre vie.
Happy End constitue un amer constat d’échec de l’humanité. Là où l’acte de tuer dans Amour était l’aboutissement d’une vie sentimentale, Happy End montre des personnages qui n’éprouvent rien les uns pour les autres. Les plus sensibles veulent mourir. Le suicide est omniprésent. L’acte de tuer constitue l’unique moment d’amour du film. Les migrants et serviteurs se heurtent à un mur d’indifférence.
Haneke dit espérer traverser la vie avec les yeux ouverts. «On ne peut parler de sa société d’aujourd’hui sans aborder ce qui se passe avec l’immigration. Dans mon écriture et ma mise en scène, je donne des indices au spectateur, puis je le laisse travailler. »
Les films se répondent à Cannes et un dîner de gala dans l’excellent The Square, du Suédois Ruben Östlund, trouve un écho dans Happy End, alors que la bourgeoisie élégante et hypocrite est dynamitée dans ses fêtes par des intrus, ici des migrants venus assombrir le beau dîner.
Mathieu Kassovitz, acteur et cinéaste (La haine), dira qu’il faut aimer le cinéma de Michael Haneke pour travailler avec lui. « Il possède une vision de ce qui passe entre les lignes, affirme-t-il. On devient un peu des éponges à ses côtés. Il possède un amour pur du cinéma comme j’ai rarement vu chez un cinéaste.»
« Les metteurs en scène sont les acteurs les plus agréables qui soient, sourit Haneke. Ils comprennent la complexité de l’affaire.»
Il l’admet dans un euphémisme : « Le film exprime une certaine amertume face à cette manière de s’occuper de son nombril et pas de la vie qui nous entoure. Le sujet, c’est notre façon de vivre. Notre autisme. On est inondés par des informations qui nous rendent de plus en plus sourds et aveugles à tout le reste, avec l’illusion d’être informés. Avant, un paysan connaissait un coin de son village. Aujourd’hui, grâce à Internet, chacun ne capte que des surfaces, alors qu’on ne connaît vraiment que ce qu’on a vécu. Mon approche n’est pas désespérée, mais réaliste.»
À Cannes où la vie artificielle des fêtes au champagne parmi les riches et célèbres occupe le devant de la scène, avec les mesures de sécurité inouïes en remparts pour nantis, on se dit que la vie est le cinéma et le cinéma, la vie.
Certains ont hué Happy End, mais, par-delà ses carences de construction, c’était passer à côté d’un terrible cri de douleur. On en entend l’écho dans ce festival doré en posture de bunker assiégé qui danse sur un volcan, mais tremble de peur.