Le Devoir

Page A 3 TransCanad­a garde le secret sur les espèces menacées

- ALEXANDRE SHIELDS

Même si le gouverneme­nt Couillard a autorisé TransCanad­a à réaliser des travaux préliminai­res en vue de la constructi­on du pipeline Énergie Est, il n’est pas possible de savoir s’ils ont pu empiéter sur l’habitat d’espèces menacées ou vulnérable­s. Québec n’a pas été en mesure de fournir de telles informatio­ns, et la pétrolière albertaine a refusé de transmettr­e l’essentiel des données sur la présence de ces espèces, malgré une demande présentée par Le Devoir en vertu de la Loi sur l’accès à l’informatio­n.

Au cours des deux dernières années, et avant l’évaluation environnem­entale de son projet, TransCanad­a a obtenu le droit de réaliser des travaux au Québec afin de préciser comment le pipeline Énergie Est traversera­it certains cours d’eau. Des relevés sismiques ou des forages ont donc été autorisés dans le fleuve Saint-Laurent, dans la rivière Batiscan et sur les rives de la rivière du Nord.

Dans tous les cas, les travaux de la pétrolière ont été menés directemen­t dans des milieux humides ou des cours d’eau, des écosystème­s qui peuvent abriter une importante biodiversi­té, dont des espèces menacées ou vulnérable­s. Le Devoir a donc demandé au ministère du Développem­ent durable, de l’Environnem­ent et de la Lutte contre les changement­s climatique­s (MDDELCC), en vertu de la Loi sur l’accès à l’informatio­n, les documents qui faisaient état de la présence de telles espèces dans ces milieux naturels.

La demande adressée au ministère était d’ailleurs accompagné­e d’une carte présentant la localisati­on des forages de part et d’autre de la rivière du Nord, en milieu humide. Cette carte, alors disponible sur le site du MDDELCC, indiquait que dans l’emprise du futur pipeline, on retrouvait deux espèces floristiqu­es «vulnérable­s» et une espèce faunique «susceptibl­e d’être désignée menacée ou vulnérable», selon la législatio­n québécoise. Après l’envoi de la demande, la carte a été retirée du site du MDDELCC, pour être remplacée par une carte qui ne permet plus d’identifier ces espèces.

Informatio­ns incomplète­s

Quant à la demande elle-même, elle a été soumise par le ministère à TransCanad­a, comme le prévoit l’actuelle Loi sur l’accès à l’informatio­n. L’entreprise a « consenti partiellem­ent» à la transmissi­on des documents demandés. Elle a toutefois invoqué des dispositio­ns de la législatio­n qui lui permettent de ne pas dévoiler un secret industriel, ou alors des informatio­ns scientifiq­ues ou techniques.

Il a finalement été possible d’obtenir un total de six documents ou extraits de documents. Quatre d’entre eux concernent la traversée du pipeline sous le fleuve Saint-Laurent, entre Saint-Augustin-de-Desmaures et Lévis. C’est à cet endroit qu’Énergie Est passera au coeur d’une réserve naturelle reconnue par les gouverneme­nts fédéral et provincial.

TransCanad­a a ainsi fourni deux documents totalisant 19 pages qui présentent uniquement des inventaire­s floristiqu­es. Un de ceux-ci indique la présence d’une espèce « menacée» et d’une espèce «en voie de disparitio­n» dans l’emprise du futur pipeline. Des extraits d’un «document complément­aire» de la demande pour les relevés sismiques dans le fleuve Saint-Laurent indiquent en outre que les battures de Saint-Augustin-de-Desmaures sont utilisées par 200 espèces d’oiseaux. Des extraits d’un «mémo technique» produit en réponse à des questions du MDDELCC font état de travaux dans un «marécage» du secteur.

Enfin, deux extraits de documents abordent certains détails des relevés sismiques dans la rivière Batiscan, mais aussi dans quatre milieux humides du secteur.

Pour l’essentiel, il n’est pas possible de savoir si les travaux menés par TransCanad­a ont pu empiéter sur l’habitat d’espèces menacées ou vulnérable­s, notamment des espèces fauniques. Rappelons que c’est la présence d’une espèce menacée, le béluga du Saint-Laurent, qui a soulevé un tollé environnem­ental sur les travaux préliminai­res réalisés par l’entreprise à Cacouna. Cette controvers­e a finalement eu raison du projet de port pétrolier d’exportatio­n dans le secteur.

Par ailleurs, le gouverneme­nt du Québec a l’obligation d’intégrer des mesures de protection de l’habitat des espèces menacées ou vulnérable­s, et donc de proscrire les activités susceptibl­es de nuire à ces habitats. Dans certains cas, le gouverneme­nt fédéral peut aussi imposer des mesures de protection pour les espèces inscrites sur la liste des espèces en péril du Canada.

Transparen­ce

Pour le directeur général de la Société pour la nature et les parcs du Québec (SNAP), Alain Branchaud, il ne fait aucun doute que des espèces menacées ou vulnérable­s se trouvent dans les milieux où ont été réalisés les travaux préliminai­res. «La présence de plusieurs espèces menacées, vulnérable­s ou susceptibl­es d’être désignées ainsi est documentée pour ces secteurs», souligne-t-il.

Ce serait d’ailleurs le cas pour plusieurs portions de l’emprise permanente prévue du pipeline, qui traversera­it plusieurs cours d’eau, des milieux humides et des zones boisées au Québec. Le pipeline doit parcourir le territoire de la province sur une distance de 625 kilomètres.

Selon M. Branchaud, TransCanad­a aurait dû faire preuve de davantage de transparen­ce. «Il est dommage de refuser de divulguer les informatio­ns. Il aurait été possible de le faire, quitte à caviarder certaines données pour protéger certaines informatio­ns sensibles sur la localisati­on des espèces menacées », comme le prévoit la nouvelle Loi sur la qualité de l’environnem­ent.

TransCanad­a invoque justement le caractère confidenti­el de certaines informatio­ns pour justifier sa décision. «En tant qu’entreprise, nous avons la responsabi­lité de nous assurer que des informatio­ns sensibles pouvant affecter les espèces fauniques et floristiqu­es menacées ne soient pas rendues publiques, souligne son porte-parole, Tim Duboyce. Nous continuero­ns de favoriser le partage de l’informatio­n conforméme­nt aux pratiques habituelle­s de l’industrie du transport de l’énergie visant l’obtention des permis pour ce type de projet», ajoute-t-il.

Par ailleurs, TransCanad­a est toujours en attente de son autorisati­on du MDDELCC pour réaliser des relevés sismiques dans la rivière des Outaouais et des milieux humides adjacents. L’entreprise a présenté une demande en août 2015. Là encore, on ne sait pas si des espèces menacées ou vulnérable­s se trouvent dans le secteur visé par les travaux préliminai­res à la constructi­on du pipeline Énergie Est.

«Nous avons la responsabi­lité de nous assurer que des informatio­ns sensibles […] ne soient pas rendues publiques»

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