Les fruits
JEANFRANÇOIS NADEAU
L’avenir des fruits apparaît compromis à mesure que les abeilles disparaissent. La multiplication des champs magnétiques brouille leurs repères. Des maladies les déciment. Et l’usage massif de pesticides les achève.
Mais a-t-on vraiment besoin des abeilles puisque tout ce qui semble compter est d’augmenter la productivité? En Chine, dans le Sichuan, les récoltes de pommes connaissent un grand bond en avant malgré la mort des abeilles. Des paysans minutieux remplacent tout bonnement les insectes. Ces hommes-abeilles ont pour tâche de grimper aux branches des arbres pour polliniser une à une les fleurs des arbres fruitiers. Comme l’humain est plus systématique que l’insecte, il n’en oublie pas. Ainsi, la production augmente. Et des emplois sont créés. N’est-ce pas merveilleux?
À Montréal, les abeilles font un retour grâce aux efforts de quelques passionnés. Il ne faut pas être la tête à Papineau pour comprendre l’importance de ces insectes pour les cultures en général et les vergers en particulier. D’ailleurs, il est amusant de voir que Louis-Joseph Papineau lui-même était passionné par les pommiers.
Dans son journal, son fils Amédée raconte que le chef patriote possédait à Montréal, «un grand jardin et verger sur la rue Saint-Denis, occupant tout l’espace entre les rues De La Gauchetière et Dorchester [boulevard René-Lévesque], et se prolongeant en arrière, presque à la rue Sanguinet ».
Dans le fief familial de Montebello, à la seigneurie de la Petite-Nation en Outaouais, Papineau ne cesse de commander des pommiers de plusieurs variétés, ce qui favorise une bonne pollinisation. En 1855, le tribun écrit : «J’ai fait planter cent cinquante pommiers et un plus grand nombre d’arbres d’ornement. » En marge de ses pommiers, Papineau évoque volontiers la beauté de la nature au printemps, ce temps où la nature lui semble particulièrement riche et belle.
En somme, Papineau n’avait certainement pas que des drapeaux en tête. Il rêve surtout d’une liberté qui pourrait servir d’étendard commun. C’est à se demander ce qu’il aurait pensé de ce combat de coqs des derniers jours pour savoir si l’Assemblée nationale devait faire flotter le drapeau tricolore auquel on associe désormais les patriotes.
Dans un article paru dans l’irremplaçable Bulletin d’histoire politique, l’historien Georges Aubin avait déjà rappelé le rêve ancien au Bas-Canada de trouver un emblème représentant cette aspiration commune pour la liberté et la fraternité.
En 1832, Amédée Papineau écrit qu’il assiste à un imposant défilé à la suite de l’emprisonnement de deux journalistes, Daniel Tracey, éditeur du Vindicator, et Ludger Duvernay, éditeur de La Minerve. Ils ont osé écrire que le Conseil législatif était «une nuisance». Un immense défilé a lieu pour dénoncer cet emprisonnement arbitraire et soutenir la liberté de presse. C’est à cette occasion, écrit le fils Papineau, que le tricolore vert, blanc et rouge lui semble avoir été vu pour la première fois, du moins à Montréal.
Durant les soulèvements de 1837-1838, on trouve plusieurs traces de ce drapeau. À Philippe Couillard qui assimile bien vite ce drapeau à un étendard des indépendantistes québécois d’aujourd’hui, on pourrait rappeler que le même tricolore flotte aussi chez les révolutionnaires du Haut-Canada, comme le souligne notamment Amédée Papineau.
Il y eut plusieurs variations sur ce tricolore. Dans les papiers du fils Papineau, on en trouve un dessiné. En haut, dans le vert, une inscription: «Association des fils de la liberté ». Au milieu du blanc, deux branches de feuilles d’érable surplombées d’un castor et de deux étoiles, représentant les aspirations républicaines du Haut et du Bas-Canada. En bas, dans la portion rouge, les mots «En avant!».
D’autres versions de cet étendard existent à la même époque. Un des plus étonnants est celui des patriotes de Saint-Eustache, orné d’un dessin de maskinongé. Plusieurs témoignages rapportent cependant que le tricolore vert, blanc, rouge s’était imposé.
Que signifiaient les couleurs de ce drapeau républicain? La parole revient encore une fois à ce précieux observateur qu’est Amédée Papineau. Ce drapeau, écrit-il, affiche le vert pour les Irlandais, le blanc pour les Français, le rouge pour les Anglais et les Écossais. Il ajoute ceci: « C’était la pensée politique et sociale. Pour les chrétiens, ce drapeau représentait aussi les vertus théologiques, la Foi, l’Espérance, la Charité. Pour les Républicains, il signifiait aussi: Liberté, Égalité, Fraternité.»
Bien sûr, ce drapeau n’a jamais eu de statut officiel, même s’il a profondément marqué les consciences. Mais il y a des limites à la mauvaise foi lorsque le premier ministre du Québec juge commode de continuer de le cacher comme s’il ne représentait qu’une faction d’excités !
L’histoire offre parfois de curieux clins d’oeil. Tandis que cette tempête autour d’un simple drapeau montre que notre système politique est mal à l’aise avec son passé au point qu’il en arrive à s’étouffer rien qu’à y tremper les lèvres, la visite officielle du haut-commissaire du Royaume-Uni justifie, au même moment, que l’Assemblée nationale fasse flotter l’Union Jack à son sommet! Et personne, bien entendu, ne voit rien là de paradoxal.
En ce pays, les grands arbres de l’histoire finissent parfois par donner de bien maigres fruits. Faute de suffisamment d’abeilles, peut-être.
Que signifiait le drapeau tricolore des patriotes de la décennie 1830?