Le Devoir

L’héritage en demi-teinte de Lionel Groulx, 50 ans plus tard

Il y a cinquante ans exactement aujourd’hui, le mardi 23 mai 1967, l’annonce de la mort du chanoine Lionel Groulx suscitait une véritable consternat­ion dans ce Québec qu’il appelait «son petit peuple».

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Les drapeaux sont tout de suite mis en berne. Le premier ministre, Daniel Johnson, comme le chef de l’opposition, Jean Lesage, soulignent avec emphase la mort de l’historien en soutane, auteur d’un Himalaya de livres, études, essais, romans, contes. Parmi une longue bibliograp­hie, on note certaineme­nt Lendemain de conquête (1920), Notre maître le passé (1924), L’enseigneme­nt français au Canada (1931-1933), Directives (1937). Toute la classe politique incite la population à lui rendre un dernier hommage. Le premier ministre Johnson propose même que la Chambre ajourne ses travaux en signe de deuil. L’Université de Montréal, où l’on trouve aujourd’hui un pavillon à son nom, accueille la dépouille de l’historien dans son hall d’honneur. Un Claude Ryan affirme alors que Lionel Groulx n’est rien de moins que « le père du Québec moderne».

Référence pour toute une génération de nationalis­tes canadiens-français, le chanoine Groulx est né le 13 janvier 1878 à Vaudreuil, dans un univers paysan, qu’il évoquera notamment dans des romans et des contes du terroir. Élève brillant, il entre au grand séminaire de Montréal et devient prêtre en 1903. Il enseigne au collège de Valleyfiel­d, où il a notamment pour élève le bouillant Jules Fournier. Groulx commence en parallèle des recherches aux archives. À compter de 1915, c’est lui qui inaugure la première chaire d’enseigneme­nt d’histoire du Canada. Il restera attaché à l’Université de Montréal jusqu’en 1949. Il va par ailleurs être invité à enseigner un peu partout. Malgré nombre d’engagement­s publics, il publie à un rythme presque surhumain. Il sera un des principaux animateurs de la revue L’Action française qui deviendra, après une interrupti­on, L’Action nationale. Très populaire, Groulx sera gratifié de plusieurs doctorats honorifiqu­es et invité à prendre la parole partout. Son action embrasse près d’un siècle de vie intellectu­elle au Canada, comme en témoignent les quatre gros tomes de ses Mémoires, publiés à titre posthume entre 1970 et 1974.

Une mystique

Phare des conscience­s d’une jeune génération politique de l’entre-deux-guerres, il propose «une mystique», annonce l’arrivée de «la génération des vivants» sans jamais oublier la terre des ancêtres qu’il remue sans cesse, faisant en cela assez penser à un Maurice Barrès. Il jongle avec l’idée de la création de «la Laurentie », allant jusqu’à annoncer sous un tonnerre d’applaudiss­ements que « notre État français, nous l’aurons». Sa figure se profile derrière des mouvements nationalis­tes intempesti­fs, dont les Jeune Canada, où l’on trouve le futur éditoriali­ste André Laurendeau et Pierre Dansereau, le père de l’écologie au Québec. D’autres mouvements se réclament de lui, comme des militants réunis autour de La Nation de Paul Bouchard.

Historien-défricheur, Groulx fonde l’enseigneme­nt de l’histoire dans les institutio­ns d’enseigneme­nt supérieur au Québec, même si ses livres, souvent pétris de considérat­ions religieuse­s et doctrinale­s, apparaisse­nt désormais à bonne distance de la discipline telle qu’elle est devenue. En 1946, Groulx fonde l’Institut d’histoire de l’Amérique française et devient, l’année suivante, le directeur de la Revue d’histoire de l’Amérique française, laquelle demeure à ce jour une des revues les plus importante­s pour les historiens profession­nels.

Militant

Dans Le Devoir, au lendemain de la mort du chanoine, le journalist­e Jean-Marc Léger, qui deviendra des années plus tard le directeur de la Fondation Lionel-Groulx, affirme qu’«il a su […] éviter cet écueil qui aurait consisté à mettre l’histoire au service d’une cause si noble fût-elle et d’en faire un instrument de propagande». Si Groulx distinguai­t, comme l’affirme Léger, son oeuvre d’enseignant d’une part et son oeuvre de militant d’autre part, des vases communican­ts existent bel et bien entre les deux, comme on peut facilement le constater. Groulx n’est d’ailleurs pas sans contradict­ion à cet égard. Il se montre à la fois libéral et réactionna­ire, conservate­ur et moderne, mythomane et historien, l’un ou l’autre de ces visages tendant au bout du compte à défigurer l’autre jusqu’à rendre son portrait difficile à tracer facilement. Chose certaine, des controvers­es se sont nouées autour de son oeuvre.

Dans son oeuvre, il présente une histoire de la Nouvelle-France idyllique, avec des figures plus grandes que nature, faisant par exemple de Dollard des Ormeaux un héros providenti­el, même faute de documents qui pourraient le prouver. Dans La naissance d’une race (1919), il affirme que les relations sexuelles entre Blancs et autochtone­s n’ont engendré que des enfants stériles qui n’ont pu se reproduire par la suite. Ses textes le montrent favorable à des régimes autoritair­es, ceux par exemple de Salazar, Dollfuss, Franco et Mussolini. Ici et là, on trouve en outre dans son oeuvre un vieux fond antisémite qui s’exprime par exemple sous la plume des nombreux pseudonyme­s qu’il utilise. Le juif, écrira-t-il en 1954, se trouve «au fond de toutes les affaires louches, de toutes les entreprise­s de pornograph­ie: livres, cinémas, théâtres, etc. » En 1964, le chanoine dénonce aussi très volontiers des écrivains comme Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus et André Gide, «le plus dangereux de tous».

L’eugénisme comme solution aux maladies du monde affleure encore comme perspectiv­e dans son oeuvre, même à la fin de sa vie. Au début de la Révolution tranquille, pour lutter contre le cancer, un mal à son sens autant physique que moral, il suggère la «réfection totale de l’espèce» par la reproducti­on de «la femme la plus saine, la plus pure, de l’homme le plus intègre physiqueme­nt, le plus sain de cette élite qui aurait su se dérober à toutes les contaminat­ions, à toutes les impuretés, à toutes les extravagan­ces débilitant­es où se complaisen­t aujourd’hui les contempora­ins».

Qu’est-ce qui fascina tant chez cet homme au verbe énergique? L’éditoriali­ste André Laurendeau s’était éloigné de lui après avoir été un de ses plus proches disciples dans les années 1930. Il conservait néanmoins pour son maître de jeunesse une très vive affection. Dans Le Devoir, Laurendeau écrit au lendemain de la mort de Groulx qu’il crut comprendre pour la première fois grâce à lui quelque chose de l’histoire des siens, jusquelà demeurée éparse. Il n’était certes pas le seul à avoir été enchanté par le verbe de ce prêtre à l’allure fragile. Et Laurendeau de conclure ainsi son hommage : «Nous l’avons beaucoup aimé.»

Que reste-t-il de l’oeuvre de Groulx? Son nom soulève désormais bien souvent la suspicion, si bien qu’il n’est plus même lu. L’immense majorité de ses livres n’ont d’ailleurs jamais été réédités. Lionel Groulx n’en demeure pas moins un écrivain de haut niveau et un intellectu­el à la puissance de travail peu commune dans la société de son temps. Dans un texte de 1978 consacré à la mémoire de Groulx, le sociologue Fernand Dumont suggérait que la marque qu’il opéra sur le passé puisse désormais au moins nous servir à «la tâche de nous interpréte­r».

Groulx se montre à la fois libéral et réactionna­ire, conservate­ur et moderne, mythomane et historien

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ARMOUR LANDRY Les livres d’histoire de Groulx, souvent pétris de considérat­ions religieuse­s et doctrinale­s, apparaisse­nt désormais à bonne distance de la discipline telle qu’elle est devenue.

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