Où est l’urgence ?
Une toute nouvelle société d’État fédérale, la Banque de l’infrastructure (BIC), est en gestation. Le gouvernement fédéral n’a toutefois pas attendu sa naissance officielle pour annoncer qu’elle aurait pignon sur rue à Toronto, au grand dam de Montréal et de Calgary. Mais avant de parler de l’adresse de la BIC, ne devrait-on pas prendre le temps d’examiner son architecture et de vérifier sa pertinence?
La BIC est une créature entièrement nouvelle, qui pourrait changer la donne en matière d’infrastructures. Son mandat est relativement clair. Résumons: faire des investissements et en attirer de la part d’investisseurs privés et institutionnels pour la réalisation de projets d’infrastructures d’intérêt public et capables de générer des recettes. Ces projets peuvent être situés au Canada ou en partie au Canada, comme les infrastructures à la frontière. Pour y arriver, la BIC devra investir au moins 35 milliards de dollars sur 11 ans sous forme de prêts, de garanties de prêt et de participations au capital d’entreprises.
Depuis le dévoilement de ce projet en avril, les questions fusent de partout et les partis d’opposition talonnent le gouvernement. Est-ce que des infrastructures publiques finiront entre les mains du secteur privé? En cas de pertes, les Canadiens épongeront-ils la facture pour protéger les intérêts des investisseurs? Y aura-t-il une multiplication des péages et des tarifs afin de générer les revenus promis?
Les ministres qui défendent le projet aux Communes, le ministre des Finances, Bill Morneau, et son collègue aux Infrastructures, Amarjeet Sohi, peinent à être clairs sur le sujet. Leurs fonctionnaires, que ce soit en comité ou lors de séances d’information à huis clos, y arrivent mieux, mais pas toujours.
Selon eux, le rôle de la BIC sera de soutenir de grands projets mis en avant par une municipalité ou une province et auxquels souhaitent s’associer des investisseurs privés ou institutionnels, comme la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Des projets, précise-t-on, que les gouvernements n’ont pas les moyens de réaliser seuls. Au moyen d’un prêt, d’une garantie de prêt ou d’une participation au capital, la BIC atténuera le risque pour les investisseurs privés, rendant leur participation plus attrayante. Cette dernière, en retour, permettrait aux gouvernements de libérer des fonds pour d’autres types d’infrastructures peu attirantes pour le privé, comme… le logement social.
Pour vanter la mesure, on souligne que cela permettrait au Canada de profiter de capitaux provenant des grands investisseurs institutionnels canadiens, comme les grands gestionnaires de fonds de pension, dont la CDPQ, qui financent déjà des projets similaires à l’étranger et quelques-uns au Canada.
Cela ne dissipe pas tous les doutes. Les questions au sujet de la propriété privée des infrastructures donnent lieu à une réponse ambiguë. «La structure de propriété serait négociée par les parties au cas par cas», a-t-on expliqué au Devoir. Tous les modèles seront analysés, mais « on ne s’attend pas à ce qu’un tel modèle [privé] soit courant», a-t-on ajouté.
Et les tarifs et les péages, eux? Il est possible qu’il y en ait, mais la décision reviendra au gouvernement municipal ou provincial qui propose le projet. On se veut rassurant en rappelant qu’on parle ici d’infrastructures majeures pour lesquelles il y a déjà des tarifs, comme la transmission d’électricité et le transport en commun. Oui, mais seront-ils plus élevés pour générer les revenus attendus des investisseurs ?
Cela n’est qu’un échantillon des questions que soulève la BIC. S’y ajoutent celles sur la transparence, la gouvernance, la composition du conseil, le processus de sélection de la direction (déjà enclenché), le choix des projets et ainsi de suite. Malheureusement, le temps manque pour éclaircir ces zones d’ombre, le gouvernement ayant opté pour le rouleau compresseur.
À l’instar du gouvernement Harper, il a inséré le projet de la BIC dans le projet C-44, un projet de loi budgétaire omnibus qui devrait être adopté avant l’été. Résultat: le comité des Finances n’a eu que six jours de séances pour étudier C-44. Il a confié au Comité des transports, de l’infrastructure et des collectivités le soin d’examiner le volet sur la BIC, mais ce dernier n’a pu y consacrer que deux petites heures.
Peu de groupes ont réussi à se faire entendre jusqu’à présent alors que plusieurs expriment des réserves. L’Institut des finances publiques et de la démocratie de l’Université d’Ottawa estime qu’«on met la charrue avant les boeufs», de dire Azfar Ali Khan, directeur à l’Institut. À son avis, il faudrait d’abord faire un bilan des besoins actuels en matière d’infrastructures, puis une analyse stratégique des besoins futurs pour être capable ensuite d’évaluer correctement la nécessité ou non d’un instrument comme la BIC.
Si les libéraux avaient accepté de scinder le projet de loi C-44, les parlementaires auraient pu mener une étude conséquente de ce projet et le public, se faire une opinion éclairée sur ses dangers et avantages. À vouloir aller trop vite, le gouvernement inspire seulement la méfiance quant à un projet dont on mesure mal l’impact.