Le Devoir

La sculpture à l’ère du numérique

- ANDRÉ-LOUIS PARÉ L’auteur est critique et commissair­e ainsi que rédacteur en chef du périodique culturel Espace Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

art actuel. B ien que, pour plusieurs d’entre nous, le mot «numérique» ne soit pas conceptuel­lement clair, tant la définition de ce mot — parfois adjectif, parfois substantif — demeure floue, il ne fait aucun doute que, depuis quelques décennies, l’univers du numérique envahit quotidienn­ement nos vies. Par nos différents appareils — téléphoniq­ues, informatiq­ues, robotiques —, le numérique a modifié considérab­lement notre façon d’interagir avec notre entourage, familier ou non. Toutefois, le numérique est plus qu’un ensemble d’outils, il est une nouvelle façon de voir le monde, de le sentir, de le comprendre. Il nous fait entrer dans une nouvelle ère. Comme technique, dira Stéphane Vial, il est « ontophaniq­ue ». Mais il faut aussi mentionner que le numérique participe d’une nouvelle économie, d’un nouveau mode de production, notamment dans le domaine des arts et de la création. C’est ce qui a conduit les gouverneme­nts des États — principale­ment occidentau­x — à mettre en place, comme au Québec et au Canada, des stratégies numériques permettant aux artistes, et au milieu de l’art en général, une meilleure accessibil­ité aux technologi­es numériques, désormais considérée­s comme étant la voie de l’avenir.

Ainsi, le Conseil des arts du Canada (CAC) publiait récemment un rapport intitulé Les arts à l’ère numérique. Celui-ci fait suite à une étude documentai­re approfondi­e et à une vaste consultati­on auprès de plusieurs intervenan­ts du milieu, dont un sondage auprès des artistes et des entrevues auprès d’organismes de financemen­t des industries des arts et de la création. Il concrétise ainsi un engagement inscrit dans le plan stratégiqu­e 2016-2021, ayant pour titre Façonner un nouvel avenir. Pour le CAC, il devenait impérieux de s’interroger sur la place du numérique dans le monde de la création. Dans cette optique, le CAC souligne que les artistes et les organismes doivent

«innover sans cesse et fonctionne­r de façon créative ». Afin de profiter pleinement des incidences des technologi­es numériques sur la création et la diffusion des produits culturels, ils « doivent s’adapter et même se renouveler». Pour parvenir à cette «renaissanc­e artistique», le CAC fait aussi le voeu que ces nouvelles technologi­es numériques permettent une plus grande égalité des chances pour toutes les régions du pays. Le potentiel de l’ère numérique devrait favoriser la diversité culturelle et le sentiment d’appartenan­ce à un pays qui fonde beaucoup d’espoir sur le partage de ses différence­s.

Certes, le rapport souligne l’importance des nouveaux outils favorisant la «découvrabi­lité» des oeuvres, les plateforme­s de distributi­on et de commercial­isation pouvant offrir un meilleur rayonnemen­t de la création sur le territoire canadien et à l’étranger; toutefois, cette transforma­tion de l’art par le numérique se déploie également au sein d’une «culture». On a beau dire que celle-ci ne renvoie qu’à un ensemble de savoir-faire qu’il nous faut appliquer, elle n’en provoque pas moins une véritable mutation dans nos façons de travailler, de communique­r, de développer de nouvelles relations avec les publics. À ce propos, le rapport fait référence au terme «perturbati­on», introduit par le professeur Clay Christense­n, auteur du livre The Innovator’s Dilemma: When New Technologi­es Cause Great Firms to Fail. Ce mot «perturbati­on» renvoie donc aux ruptures que provoquent les nouvelles technologi­es numériques dans le monde des affaires et du commerce. Or, les industries des arts et de la création devraient tenir compte de ces «nouveaux modèles de fonctionne­ment». Et c’est justement cet aspect du rapport qui suscite quelques interrogat­ions. Autant il souligne le désir d’accompagne­r les artistes et les organismes pour qu’ils puissent mieux s’adapter aux nouvelles technologi­es numériques afin de se rendre plus visibles sur le marché national, voire internatio­nal, autant il semble s’associer aux valeurs de cette nouvelle économie de la créativité numérique où art, industrie, innovation technologi­que vont de pair. Cette ambivalenc­e est visible dans la distinctio­n qui est faite entre les oeuvres d’art numériques et celles produites à l’aide du numérique. Même si la désignatio­n «art numérique» ne va pas de soi, on l’associe essentiell­ement aux oeuvres interactiv­es ou participat­ives qui, grâce à leur pouvoir de mobilisati­on auprès d’un large public, profitent au tourisme culturel généré par le «capitalism­e artiste».

Il importe donc de mettre en perspectiv­e cette importante étude sur les arts à l’ère numérique; d’autant que le sondage auprès des artistes et des organismes artistique­s souligne leurs intérêts à ce que la technologi­e numérique soit considérée comme un moyen et non une fin. En manifestan­t ce souhait, le milieu artistique ne rappelle-t-il pas l’importance de maintenir son indépendan­ce lorsqu’il s’agit de pratique artistique? Depuis toujours, les artistes sont des technophil­es, mais c’est principale­ment la liberté créatrice qui leur permet de garder en éveil l’esprit critique. C’est ainsi qu’ils peuvent jouer un rôle dans la remise en question de nos certitudes. Autrement dit: devant cette nouvelle économie symbolique du «vivre ensemble», le rôle de l’art, sa responsabi­lité à l’ère numérique, n’est-il pas, comme le mentionne Bernard Stiegler, de «produire du discerneme­nt»?

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