La sculpture à l’ère du numérique
art actuel. B ien que, pour plusieurs d’entre nous, le mot «numérique» ne soit pas conceptuellement clair, tant la définition de ce mot — parfois adjectif, parfois substantif — demeure floue, il ne fait aucun doute que, depuis quelques décennies, l’univers du numérique envahit quotidiennement nos vies. Par nos différents appareils — téléphoniques, informatiques, robotiques —, le numérique a modifié considérablement notre façon d’interagir avec notre entourage, familier ou non. Toutefois, le numérique est plus qu’un ensemble d’outils, il est une nouvelle façon de voir le monde, de le sentir, de le comprendre. Il nous fait entrer dans une nouvelle ère. Comme technique, dira Stéphane Vial, il est « ontophanique ». Mais il faut aussi mentionner que le numérique participe d’une nouvelle économie, d’un nouveau mode de production, notamment dans le domaine des arts et de la création. C’est ce qui a conduit les gouvernements des États — principalement occidentaux — à mettre en place, comme au Québec et au Canada, des stratégies numériques permettant aux artistes, et au milieu de l’art en général, une meilleure accessibilité aux technologies numériques, désormais considérées comme étant la voie de l’avenir.
Ainsi, le Conseil des arts du Canada (CAC) publiait récemment un rapport intitulé Les arts à l’ère numérique. Celui-ci fait suite à une étude documentaire approfondie et à une vaste consultation auprès de plusieurs intervenants du milieu, dont un sondage auprès des artistes et des entrevues auprès d’organismes de financement des industries des arts et de la création. Il concrétise ainsi un engagement inscrit dans le plan stratégique 2016-2021, ayant pour titre Façonner un nouvel avenir. Pour le CAC, il devenait impérieux de s’interroger sur la place du numérique dans le monde de la création. Dans cette optique, le CAC souligne que les artistes et les organismes doivent
«innover sans cesse et fonctionner de façon créative ». Afin de profiter pleinement des incidences des technologies numériques sur la création et la diffusion des produits culturels, ils « doivent s’adapter et même se renouveler». Pour parvenir à cette «renaissance artistique», le CAC fait aussi le voeu que ces nouvelles technologies numériques permettent une plus grande égalité des chances pour toutes les régions du pays. Le potentiel de l’ère numérique devrait favoriser la diversité culturelle et le sentiment d’appartenance à un pays qui fonde beaucoup d’espoir sur le partage de ses différences.
Certes, le rapport souligne l’importance des nouveaux outils favorisant la «découvrabilité» des oeuvres, les plateformes de distribution et de commercialisation pouvant offrir un meilleur rayonnement de la création sur le territoire canadien et à l’étranger; toutefois, cette transformation de l’art par le numérique se déploie également au sein d’une «culture». On a beau dire que celle-ci ne renvoie qu’à un ensemble de savoir-faire qu’il nous faut appliquer, elle n’en provoque pas moins une véritable mutation dans nos façons de travailler, de communiquer, de développer de nouvelles relations avec les publics. À ce propos, le rapport fait référence au terme «perturbation», introduit par le professeur Clay Christensen, auteur du livre The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail. Ce mot «perturbation» renvoie donc aux ruptures que provoquent les nouvelles technologies numériques dans le monde des affaires et du commerce. Or, les industries des arts et de la création devraient tenir compte de ces «nouveaux modèles de fonctionnement». Et c’est justement cet aspect du rapport qui suscite quelques interrogations. Autant il souligne le désir d’accompagner les artistes et les organismes pour qu’ils puissent mieux s’adapter aux nouvelles technologies numériques afin de se rendre plus visibles sur le marché national, voire international, autant il semble s’associer aux valeurs de cette nouvelle économie de la créativité numérique où art, industrie, innovation technologique vont de pair. Cette ambivalence est visible dans la distinction qui est faite entre les oeuvres d’art numériques et celles produites à l’aide du numérique. Même si la désignation «art numérique» ne va pas de soi, on l’associe essentiellement aux oeuvres interactives ou participatives qui, grâce à leur pouvoir de mobilisation auprès d’un large public, profitent au tourisme culturel généré par le «capitalisme artiste».
Il importe donc de mettre en perspective cette importante étude sur les arts à l’ère numérique; d’autant que le sondage auprès des artistes et des organismes artistiques souligne leurs intérêts à ce que la technologie numérique soit considérée comme un moyen et non une fin. En manifestant ce souhait, le milieu artistique ne rappelle-t-il pas l’importance de maintenir son indépendance lorsqu’il s’agit de pratique artistique? Depuis toujours, les artistes sont des technophiles, mais c’est principalement la liberté créatrice qui leur permet de garder en éveil l’esprit critique. C’est ainsi qu’ils peuvent jouer un rôle dans la remise en question de nos certitudes. Autrement dit: devant cette nouvelle économie symbolique du «vivre ensemble», le rôle de l’art, sa responsabilité à l’ère numérique, n’est-il pas, comme le mentionne Bernard Stiegler, de «produire du discernement»?