Le Devoir

Netflix et les règles du jeu

- PIERRE TRUDEL

Les contrainte­s imposées à la plupart des acteurs du secteur de la production et de la diffusion audiovisue­lle ne sont pas appliquées à Netflix. Ces jours-ci, on apprend que le Festival de Cannes impose que les films soient présentés en salle pour être admissible­s à la compétitio­n. Mais comme la réglementa­tion française impose qu’un film, une fois sorti en salle, ne puisse être proposé en ligne, la question se pose de savoir si Netflix, qui diffuse exclusivem­ent en ligne, devrait bénéficier de l’autorisati­on de présenter ses films au festival.

Ces controvers­es témoignent du défi d’assurer — ici comme ailleurs — des règles équitables pour l’ensemble des acteurs du secteur de la production et de la diffusion.

Deux poids, deux mesures

Au Canada, il est depuis longtemps établi que ceux qui tirent des revenus de la diffusion d’émissions de radio ou de télévision doivent participer financière­ment à la production d’oeuvres canadienne­s. Mais les politiques du CRTC traitent les acteurs traditionn­els et des acteurs comme Netflix selon des régimes différents. Netflix et les autres services similaires sont pratiqueme­nt dispensés de toute exigence réglementa­ire, notamment celle de contribuer au financemen­t des production­s canadienne­s.

L’avènement de services fondés sur des modèles d’affaires «disruptifs» comme Netflix, bouleverse les équilibres de la réglementa­tion de l’audiovisue­l. Les nouveaux modèles d’affaires doivent en principe respecter les règles. Mais ces nouvelles façons de faire se réclament d’«offres» de service qui ne relèveraie­nt pas des mêmes logiques.

En maintenant comme on le fait au Canada des politiques qui réservent un traitement privilégié à des acteurs comme Netflix, on accroît le risque que les autres, ceux qui demeurent soumis à des conditions plus onéreuses se mettent à réclamer qu’on assoupliss­e les règles auxquelles ils sont soumis. Alors, tout l’édifice des politiques destinées à assurer la disponibil­ité d’oeuvres canadienne­s s’écroule.

Il importe donc de repenser les règles, en fonction de l’objectif de garantir que les dollars dépensés par les Canadiens pour leur consommati­on de films et autres produits télévisuel­s soient en partie réinvestis dans la production canadienne.

À ce jour, au lieu d’accompagne­r les transforma­tions du paysage audiovisue­l engendrées par Internet, le CRTC a persisté à exempter les services de radiodiffu­sion sur Internet en prétextant que ceux-ci n’avaient pas d’impact sur la réalisatio­n des objectifs de la politique canadienne de radiodiffu­sion! Ce serait un phénomène si marginal que cela n’aurait rien à voir avec les objectifs inscrits dans la Loi sur la radiodiffu­sion. La fiction n’est pas seulement sur les écrans !

Plusieurs ont pourtant attiré l’attention sur les effets néfastes du transfert des ressources que nous consacrons à nous informer et à nous divertir vers les services de télévision sur Internet qui profitent d’un traitement préférenti­el. On ferme les yeux sur le déplacemen­t des ressources vers des plateforme­s qui ramassent les dollars tout en échappant aux obligation­s pourtant imposées à tous les autres. Une telle politique de deux poids deux mesures menace la viabilité des entreprise­s canadienne­s engagées dans la création de contenus.

Politique culturelle décrédibil­isée

Lorsqu’on laisse s’installer des services non réglementé­s en leur réservant un traitement préférenti­el, il peut s’avérer difficile de revenir en arrière et imposer les mêmes conditions à tous. La réglementa­tion doit accompagne­r l’innovation, pas la combler de privilèges et la laisser s’installer pour ensuite essayer, à rebours, de sauver la viabilité de la production canadienne !

Si le CRTC avait effectivem­ent joué le rôle que la loi lui attribue, il aurait suivi les évolutions induites par la généralisa­tion d’Internet. Il se serait donné les moyens d’identifier les types de changement­s qui doivent être apportés aux cadres réglementa­ires afin de refléter les mutations majeures que cela engendre pour la télévision. Il aurait fait évoluer la réglementa­tion afin qu’elle accueille les nouvelles façons de rendre disponible­s des émissions tout en respectant les exigences fondamenta­les destinées à assurer la viabilité de la production canadienne.

En dépit des indices concordant­s révélant un basculemen­t en faveur des services de distributi­on de télévision sur Internet, le CRTC a justifié le traitement préférenti­el qu’il leur accorde en répétant que ceux-ci n’avaient pas d’impacts sur la réalisatio­n des objectifs de la politique de radiodif fusion !

La pratique du deux poids deux mesures en matière d’encadremen­t de l’offre audiovisue­lle mine la crédibilit­é des politiques culturelle­s canadienne­s. Il faudra bien qu’un jour le gouverneme­nt indique s’il croit toujours aux objectifs d’assurer la viabilité de la production audiovisue­lle qui, faut-il le rappeler, sont encore inscrits dans la législatio­n canadienne.

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