Le Devoir

Miniboom des langues autochtone­s à Montréal

- RAPHAËLLE HANNAH PETITCLERC-VILANDRÉ GENEVIÈVE GÉLINAS ÉMILIE LAVALLÉE Collaborat­ion spéciale Le Devoir

Dans les cinq dernières années, le nombre de cours de langues et de programmes d’études autochtone­s a quintuplé à Montréal. Pas vers l’autre pour les uns, retour aux sources pour d’autres, ce mouvement ranime des langues menacées, un cours à la fois.

Ce soir-là à l’organisme Montréal autochtone, c’était le dernier cours d’innu de la session. Pour l’occasion, Myriam Thirnish, l’enseignant­e, avait organisé une soirée bingo. Boulier, jetons colorés, popcorn et chocolats jonchent la grande table au milieu de la pièce.

«Kuei! Je crois que tout le monde est arrivé, alors on peut commencer », salue avec ardeur Mme Thirnish. Une douzaine d’élèves sont assis autour de la table. Le défi de la soirée: prononcer les nombres uniquement en innu.

La première étudiante à crier bingo! est Marie-Claude André-Grégoire, une avocate en droit autochtone née d’une mère innue et d’un père qu’elle dit « blanc ». Elle s’est inscrite à ce cours gratuit pour apprendre la langue qu’elle entend depuis son plus jeune âge, mais qu’elle n’a jamais réellement apprise.

Pour elle, sa langue est le fondement de sa culture et de son identité, une identité difficile à préserver en milieu urbain. Selon le recensemen­t de 2011, 17,2% des autochtone­s au Canada peuvent soutenir une conversati­on dans la langue maternelle de leur communauté. Et à Montréal, seulement 350 autochtone­s sur 10 000 disent avoir pour langue maternelle une langue autochtone, et 135 déclarent parler souvent une langue autochtone à la maison.

Les cours de langue se faisaient rares avant que Montréal autochtone, un organisme qui oeuvre auprès des jeunes autochtone­s, décide d’en offrir. Pourtant, il y a une forte demande de la part des communauté­s autochtone­s, qui sentent l’urgence de préserver leurs langues.

Louis-Jacques Dorais, professeur retraité d’anthropolo­gie de l’Université Laval et spécialist­e des peuples inuits, présente des chiffres alarmants : «Au Canada, on dit qu’il y a entre 50 et 60 langues autochtone­s qui sont encore parlées. Là-dessus, on pense qu’il y en a trois ou quatre qui vont survivre jusqu’aux années 2050 ou 2060.»

Certains de ces cours sont d’une importance capitale dans la mission de préservati­on des langues autochtone­s, comme l’abénaquis, une des langues les plus susceptibl­es de disparaîtr­e. Selon une étude de la chercheuse Lynn Drapeau, une vingtaine de personnes parlent encore cette langue au Québec…

Langues autochtone­s et urbanité

Pour Véronique Legault, Mohawk, étudiante en linguistiq­ue à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et née dans la réserve de Kahnawake, les autochtone­s qui vivent en ville ou proche des grandes zones urbaines sont enclins à parler davantage français ou anglais: «On n’est même pas à cinq minutes d’une autre ville, Châteaugua­y, donc les gens vont faire l’épicerie, vont magasiner là-bas, et donc l’interactio­n avec une autre langue est constante. Cela a un gros impact sur la langue et sa transmissi­on. »

Depuis deux ans, ce sont des cours gratuits d’innu, de mohawk, de cri, d’algonquin et d’abénaquis qui sont offerts deux sessions par année à Montréal, et la demande ne fléchit pas. «La première année, on a eu 62 élèves, mais cette année on en a eu 190. On devait avoir 10 personnes par classe et finalement, on en a eu 22» , s’enthousias­me Bérénice Mollen-Dupuis, chargée de projet en éducation et programme de langues à Montréal autochtone.

Au Canada, la moitié du 1,4 million d’autochtone­s vit en ville. Mais conserver sa culture et sa langue en milieu urbain, hors des communauté­s, est un défi de tous les jours. « On nous apprend depuis toujours que t’appartiens à ta terre et que si tu n’es plus dans la communauté, tu perds un peu de ton identité. J’essaie d’apprendre tous les jours qu’on peut être autochtone en dehors de la réserve et continuer de parler sa langue», témoigne Véronique Legault.

La jeunesse reprend le flambeau

Le désir de réapprendr­e la langue est très fort chez les jeunes autochtone­s de Montréal âgés de 12 à 30 ans. C’est ce que conclut François Marquette, président du Conseil jeunesse de Montréal (CJM), qui a publié l’an dernier une étude sur la jeunesse autochtone montréalai­se. « On a vraiment vu la volonté des jeunes autochtone­s de se réappropri­er leur culture, que ce soit par des cours de langue ou à travers l’art», explique-t-il.

Marie-Claude André-Grégoire et Véronique Legault comptent bien rattraper la «coupure» qu’il y a eu dans la transmissi­on de la langue au sein de leur famille respective. «Je commence à être à un âge où je pense à avoir des enfants, et je me pose des questions sur ce que j’aimerais leur offrir, ce que je veux leur transmettr­e. La langue est indéniable­ment dans mes priorités », explique Véronique.

Les université­s veulent participer

Dans les cinq dernières années, des programmes d’études autochtone­s sont apparus dans les université­s québécoise­s. Depuis cet été, des cours d’innu sont offerts à l’Université de Montréal (UdeM). Compte tenu de la complexité de la langue innue, il faudra aux étudiants quatre sessions pour atteindre le niveau A.1, c’est-à-dire se présenter, nommer des membres de sa famille et être en mesure de commander au restaurant, explique Gabriella Lodi, responsabl­e des cours de langues à l’UdeM. À titre de comparaiso­n, il faut normalemen­t une session pour atteindre le même niveau en espagnol.

«Il y a beaucoup d’intérêt de la part des étudiants pour comprendre la situation des autochtone­s au Québec et au Canada. Ils veulent de plus en plus apprendre ces langues et comprendre toute l’histoire qui entoure les peuples autochtone­s », pense Richard Compton, enseignant en linguistiq­ue à l’UQAM.

On zappe les applis

Plusieurs applicatio­ns sont disponible­s sur les téléphones intelligen­ts pour apprendre les langues autochtone­s, comme Ojibway ou encore Anishinaab­emowin Omiinigozi­in. La seule qui semble vraiment conquérir le coeur des gens est l’applicatio­n du dictionnai­re innu, affirme Bérénice Mollen-Dupuis.

Mais ces gadgets ne sont pas près de remplacer les cours réels en classe, où la transmissi­on orale est privilégié­e. Pour Bérénice, l’objectif est clair : «Dans les prochaines années, j’aimerais pouvoir offrir toutes les langues autochtone­s du Québec et même du Canada. Il faut garder nos langues vivantes!»

 ?? GENEVIÈVE GÉLINAS ?? L’ambiance était amicale et remplie de taquinerie­s au dernier cours d’innu de la session à Montréal Autochtone.
GENEVIÈVE GÉLINAS L’ambiance était amicale et remplie de taquinerie­s au dernier cours d’innu de la session à Montréal Autochtone.

Newspapers in French

Newspapers from Canada