Le Devoir

La bispiritua­lité ou ces autochtone­s « homme et femme »

Les personnes LGBTQ puisent une identité de genre dans leurs propres traditions culturelle­s

- GABRIELLE MORIN-LEFEBVRE CATHERINE DRAPEAU Collaborat­ion spéciale Le Devoir

Cet hiver, l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) a consacré un cours de journalism­e à la couverture de la diversité culturelle par les médias, qui a permis aux étudiants de réfléchir aux pratiques journalist­iques et de se mesurer à la réalité du terrain. Voici le dernier de trois reportages réalisés sur des enjeux autochtone­s par des étudiants en cours de session.

Silence, manque de ressources, jugement: dans certaines communauté­s autochtone­s, la question de la diversité sexuelle demeure encore taboue. Mais dans le milieu autochtone montréalai­s, les choses commencent à changer sous la première impulsion de personnes aux « deux esprits», masculin et féminin.

D’un pas déterminé, Tatum Crane affiche un sourire franc. Vêtue de son uniforme de la STM, elle se présente d’une poignée de main ferme. Algonquien­ne, la femme de 42 ans se considère comme bispiritue­lle. Tatum revendique son âme comme étant à la fois féminine et masculine.

«Je suis gaie, je suis une femme qui est bien dans son corps de femme. Ma bispiritua­lité signifie que j’ai les deux sexes. J’ai mon petit côté tomboy », explique-t-elle, en riant. Comme Tatum, la grande majorité des bispiritue­ls sont gais, bisexuels ou transgenre­s.

La bispiritua­lité est un terme tiré de l’expression anglaise two spirits. Ces personnes disent posséder des caractéris­tiques psychologi­ques et identitair­es des deux genres. Dans la culture autochtone, on considère que ces personnes possèdent une plus grande ouverture d’esprit, car elles ne sont pas limitées qu’à un seul esprit.

Pour certains autochtone­s de la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle et transgenre (LGBTQ), la bispiritua­lité permet de puiser leur identité de genre dans leurs propres traditions culturelle­s. «Ancienneme­nt, on laissait l’enfant jouer et on voyait s’il avait un côté plus masculin ou féminin. Les bispiritue­ls étaient reconnus au même titre que les chamans», relate Tatum.

De la crise d’Oka à une quête d’identité

Tatum a grandi dans le petit village de SaintCasim­ir, à Portneuf, près de Québec. Enfant avec un côté masculin plus développé, elle savait qu’il y avait quelque chose de différent en elle. «À cette époque-là, je vivais dans un village isolé où il n’y avait pas de modèle homosexuel auquel je pouvais me rattacher », raconte-t-elle.

C’est en sortant dans un bar à Montréal qu’elle rencontre la communauté gaie. Elle découvre son attirance envers les femmes et fait son coming out, vers l’âge de 16 ans.

«J’étais gaie, mais je ne connaissai­s rien à propos de la bispiritua­lité. Ce n’est qu’en 1990, pendant la crise d’Oka, que j’ai voulu en apprendre un peu plus sur qui j’étais en tant que femme autochtone », se souvient-elle.

Dans la communauté isolée des Saulteaux à Key Reserve, en Saskatchew­an, d’où elle vient, les mentalités restent encore beaucoup moins ouvertes que dans les grands centres, dit-elle.

Son coming out a suscité des réactions plutôt froides dans sa famille, notamment auprès de sa mère. Aujourd’hui, elle accepte l’homosexual­ité de sa fille, qui s’épanouit pleinement avec sa conjointe et leurs deux enfants.

«À 38 ans, j’ai eu “l’appel de la maternité” et j’ai décidé de me tourner vers le Départemen­t de la protection de la jeunesse [DPJ] .» Adopter des autochtone­s allait de soi, selon elle. «Avec le manque de ressources dans certaines communauté­s, les enfants se ramassent souvent à la DPJ. Ils sont dépaysés, ils n’apprennent ni leur culture ni leur langue. Qu’est-ce qu’on fait avec ça?», se demande-t-elle.

C’est en 2014 qu’elle adopte son fils, originaire de Lac-Simon, en Abitibi. La famille s’agrandira par la suite avec l’arrivée de sa fille, qui vient de Rivière-George dans le Nord-du-Québec.

«Ma mère m’a demandé qui allait être l’image paternelle de mon fils et je lui ai dit qu’étant bispiritue­lle, j’avais les deux sexes», affirme-t-elle, en souriant.

La bispiritua­lité n’est pas reconnue ni définie par l’entièreté des nations. «Dans certains milieux, les bispiritue­ls sont perçus comme des gens avec une grande sensibilit­é, avec de grandes capacités spirituell­es et ils sont célébrés. Dans d’autres cas, ils sont ostracisés et vus comme des déviants», déclare Marie-Pier Boisvert, directrice générale du Conseil québécois LGBTQ.

Directeur de Montréal Autochtone, un organisme qui appuie l’intégratio­n des autochtone­s dans la métropole, Philippe Meilleur constate qu’ils sont souvent victimes de discrimina­tion. «À Montréal, tu peux facilement être incognito, contrairem­ent à la réserve, où tout le monde se connaît et où on se pose des questions si tu sembles différent», explique-t-il.

Tatum pense qu’il faut plus de ressources et de modèles pour les jeunes bispiritue­ls. C’est également l’opinion de Marie-Pier Boisvert. « Il n’y a pas qu’une seule façon de gérer la diversité sexuelle. Il faut laisser les autres la gérer selon leur culture aussi. Les intervenan­ts qui interagiss­ent avec eux doivent le faire délicateme­nt, car ça pourrait être interprété comme une imposition de la vision blanche et occidental­e», dit-elle.

Un enjeu méconnu

«C’est plutôt récent que les bispiritue­ls s’identifien­t ouvertemen­t», explique Marie-Pier Boisvert. Ce n’est qu’en automne 2016, lors d’une conférence organisée par Femmes autochtone­s du Québec, que Philippe Meilleur entend parler de la bispiritua­lité. Certains jeunes bispiritue­ls y racontaien­t s’être fait exclure de leur famille après leur coming out. « Le Centre doit être le pôle d’attraction pour les jeunes qui ont besoin d’un endroit où personne ne va les juger», confie le directeur de Montréal Autochtone.

Les associatio­ns LGBTQ et les associatio­ns autochtone­s tentent de s’adapter à cette nouvelle demande. Il faut former des intervenan­ts et adapter leurs interactio­ns en fonction des réalités des autochtone­s, souligne MariePier Boisvert.

«Je souhaite que les mentalités s’ouvrent dans les communauté­s. J’aurais aimé ça avoir des réponses à mes questions identitair­es quand j’avais 16 ans », souligne Tatum pour sa part.

Il devrait y avoir plus de place accordée aux autochtone­s dans le défilé de la fierté gaie, pense Tatum. Et la Montréalai­se d’adoption ne rêve pas en couleurs, montrant des images d’un défilé filmé sur son téléphone lors d’un voyage familial dans la petite ville de Sydney, en Nouvelle-Écosse. « Il y avait des autochtone­s qui jouaient du tambour et qui chantaient. J’étais agréableme­nt surprise, s’exclame-t-elle, les yeux écarquillé­s. Pourquoi on n’a pas ça à Montréal?», poursuit Tatum.

Il y a de l’espoir. Cette année, Montréal autochtone offre des ateliers de création de tambours traditionn­els à de jeunes bispiritue­ls dans le cadre de l’ouverture du défilé de Fierté Montréal. « Mais ça ne veut pas dire que la communauté LGBT blanche va être aussi ouverte», dit Philippe Meilleur.

Voir des autochtone­s ouvrir le défilé de Fierté Montréal remplirait Tatum de bonheur.

« Si dans 10 ans les autochtone­s sont encore inclus dans la parade, je serai super contente, s’enthousias­me-t-elle. Je suis une éternelle positive.»

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ANGELIKA KAGAN ISTOCK Un jeune homme issu des Premières Nations effectuait une performanc­e de danse traditionn­elle pendant le défilé de la Fierté gaie de Vancouver, en 2016.
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Tatum Crane

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