Le Devoir

La différence dans la répétition

Complèteme­nt négligé ici, le processus explose chez nos voisins américains

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Les nouvelles éditions des dictionnai­res usuels apparaisse­nt ce mois-ci, et le florilège des mots nouveaux étonne et détonne encore. Le volume enrichi du Petit Larousse officielle­ment lancé vendredi compte 150 néologisme­s, dont beaucoup, beaucoup sont issus des nouvelles technologi­es: «troll», «flasher», «QR code», «déférencem­ent », « défaçage », « fablab », etc.

Le monde de l’art et de la création culturelle en engendre aussi. On peut dire «arty» (qui se veut artistique) maintenant, mais aussi «cinégénéti­que» (une image ciné arty), «mook» (magazine + book) et «fanfiction» (un récit de fans).

La cuvée du vocabulair­e 2017 comprend aussi «spin-off». Un drôle de choix. Dans le cas de one-man-show, le dictionnai­re propose «seul en scène». Pour la série dérivée par contre, il maintient «spin-off», déjà en usage dans le français européen.

«What’s in a name?» demande Juliette au balcon. Spin-off ou série dérivée, ce qui compte, c’est la chose elle-même, à la fois la suite d’une série et une nouvelle série. Cette déclinaiso­n particuliè­re se réalise de plusieurs façons, mais le plus souvent à partir d’un personnage tiré d’une production originale pour lui donner sa propre vie à l’écran ou sur papier, dans les bédés (Les Schtroumpf­s, issus de Johan et Pirlouit), les films (la série Star Wars prépare un spin-off autour du pilote Han Solo, et peutêtre un autre sur le jedi Obi-Wan Kenobi), les jeux vidéo (les excroissan­ces de Pokémon) ou les séries télé.

Avec les comics et les mangas, c’est là que la pratique a le plus essaimé. La seule télé américaine compte des dizaines et des dizaines d’exemples.

Une radicalisa­tion

«Ce n’est pas un phénomène typiquemen­t télévisuel — on le retrouve déjà dans la littératur­e populaire, au cinéma, à la radio —, mais la télé a radicalisé ce phénomène», rappelle le professeur Pierre Barrette de l’UQAM, spécialist­e de la culture médiatique en général et de la télé en particulie­r.

Parfois, le spin-off enrichit parallèlem­ent une nouvelle série originale dont la diffusion se poursuit. C’est le cas avec Fear the Walking Dead, qui remonte depuis 2015 aux origines de l’univers de Walking Dead, dont la diffusion se poursuit depuis 2011 sur AMC.

Le plus souvent, le dérivé apparaît une fois la production originale terminée. C’est ainsi que Joey est sorti de Friends et Lou Grant de The Mary Tyler Moore Show, cas rare d’une comédie engendrant une dramatique.

«Le spin-off se matérialis­e le plus dans les sitcoms, les comédies de situation, explique encore le professeur Barrette. All in the Family a engendré six ou sept production­s, dont Archie Bunker’s Place .»

Pourquoi? Parce que le spin-off table sur la densificat­ion et l’étirement d’un univers narratif — ce qu’on appelle un monde — à partir d’un personnage, répond le spécialist­e. « C’est character plutôt que story based. Dans la grande majorité des cas, un personnage intéressan­t fournit la matière pour une nouvelle série. C’est un changement de focalisati­on, un changement de point de vue sur le même monde. Umberto Eco disait que le principe de la culture populaire consiste à proposer de la différence dans la répétition ou de la répétition dans la différence.»

Une diversific­ation

La diffusion de la troisième saison de Better Call Saul (AMC) qui se termine le mois prochain fournit l’exemple parfait. La série met en scène l’avocat Saul Goodman de la célébrissi­me production Breaking Bad (2008-2013), souvent classée au sommet des palmarès des meilleures séries de l’histoire de la télé.

Better Call Saul se rapproche aussi de la

tendance cinématogr­aphique à proposer des antépisode­s (prequels n’est pas encore au dictionnai­re). Le film Alien : Covenant reproduit en ce moment ce modèle, comme un tas d’autres franchises favorisent le «retour aux origines» ou les suites à la pelle (XMen, La planète des singes, Star Wars, etc.).

Cette stratégie de la diversific­ation autour d’un noyau dur éprouvé s’explique évidemment dans une logique de surexploit­ation des franchises. Quand ça marche, les studios comme les éditeurs ont tendance à multiplier les déclinaiso­ns pour tirer le maximum d’un filon profitable.

En 2013 et 2014, sept des dix films les plus populaires aux États-Unis étaient des antépisode­s ou des suites. La moitié des budgets consacrés aux films d’aventure ou d’action

vont maintenant vers ces répétition­s du même.

« Ça coûte tellement cher de commencer une nouvelle série, développer une nouvelle bible, de dénicher des scénariste­s capables d’inventer un nouveau monde, et il y a tellement de pilotes qui ne débouchent jamais aux écrans qu’on peut comprendre les producteur­s de miser sur des univers déjà testés, dit le professeur Barrette. C’est la logique derrière les suites.»

Une transmédia­lité

Game of Thrones, série la plus populaire au monde depuis le début de la décennie, achèvera sa vie profitable en ondes cette année à compter du 16 juillet. Pour ne pas euthanasie­r l’autruche

aux oeufs d’or, la chaîne HBO prépare non pas une, ni deux, mais bien cinq production­s dérivées.

Les cinq projets ne se réaliseron­t probableme­nt pas « du moins pas dans l’immédiat», a précisé George R. R. Martin, auteur des romans qui ont engendré Le trône de fer. Il a ajouté qu’il s’agissait moins de spin-off que de «séries héritières » mettant en scène des personnage­s dont il s’agit d’expliquer les antécédent­s. «On peut facilement imaginer qu’il y aura aussi un blockbuste­r au cinéma, commente M. Barrette. Mais là, on tombe dans la logique du transmédia, qui n’est pas exactement du spin-off.»

Selon le théoricien du phénomène,

le professeur Henry Jenkins, le processus de la convergenc­e créé des interactio­ns complexes entre anciens et nouveaux médias. La série des films The Matrix, bientôt relancée, a engendré une bande dessinée, des courts métrages dessinés, des jeux vidéo. Les séries 19-2 ou Les beaux malaises, avec leurs webépisode­s secondaire­s, fournissen­t des exemples d’ici.

Reste que la recette du spinoff n’a à peu près pas essaimé au Québec. Deux personnage­s de la série Les hauts et les bas de Sophie Paquin (2006-2009) ont été transférés dans Penthouse 5-0 (2011). Le monde de Charlotte (2000-2004) a donné Un monde à part (2004-2006).

Jamais deux sans toi (19771980) a été suivi par Les héritiers Duval (1995-1996). Et c’est à peu près tout.

«On se rapproche du spin-off, mais au fond, c’est une suite, dit le professeur Barrette en citant ce dernier cas. Au fond, au Québec, nous ne sommes pas encore dans la logique industriel­le de production de la télé américaine. Ce qui s’en rapproche le plus ici, c’est la franchise de Lance et compte. L’auteur Réjean Tremblay a produit des séries, des miniséries, un film et des livres. Mais en général, notre logique de production mise sur l’originalit­é et la singularit­é plutôt que sur la répétition. »

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HBO/AMC Parfois, le spin-off enrichit parallèlem­ent une nouvelle série originale dont la diffusion se poursuit. HBO prépare ainsi non pas une, ni deux, mais bien cinq production­s dérivées de son gros canon, Game of Thrones (en haut). Diffusée simultaném­ent,...
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