Le Devoir

Juifs montréalai­s: des identités multiples

- Hélène Roulot-Ganzmann Collaborat­ion spéciale

Attablés dans le petit café Fletchers abrité par le Musée du Montréal juif, sur le boulevard Saint-Laurent, tous trois avertissen­t qu’ils ne parlent qu’en leur nom et non en celui de la communauté juive. Parce que celle-ci n’existe pas, assurent-ils. L’identité juive montréalai­se est multiple.

« Lorsque je suis arrivé à l’UQAM, tout le monde me demandait d’où je venais. Je répondais que j’étais Montréalai­s. J’ai vécu toute ma vie ici, entre Outremont, le mont Royal et la Côte-des-Neiges. » Ariel Ifergan est comédien, metteur en scène et directeur de la compagnie de théâtre Pas de panique. Il est né à Montréal en 1976, d’un père juif marocain ayant vécu en Israël avant de venir s’installer dans la métropole, et d’une mère française s’étant convertie au judaïsme. «Après, je me suis rendu compte que j’étais le seul Montréalai­s de souche dans ma classe,

ajoute-t-il. Les autres ne venaient pas de loin, de Brossard ou de Laval… mais avec mon accent français, pour eux, c’était sûr que je venais d’ailleurs.» Si nos trois invités revendique­nt leur culture juive, ils affirment sans sourciller être avant tout Montréalai­s et Québécois. « Pour son cosmopolit­isme », précise Nancy Neamtan, cofondatri­ce du Chantier de l’innovation. Elle aussi est née à Montréal, de parents nés à Montréal et à Toronto. Ses grands-parents ont fui l’antisémiti­sme dont ils étaient victimes en Europe — Roumanie et Pologne — au tout début du XXe siècle. Élevée dans la culture et la religion juives, elle a coupé ses liens avec la communauté à l’âge adulte.

«J’ai une identité juive, explique-t-elle, mais je me suis rendu compte que cela ne me définissai­t pas entièremen­t. Très jeune, j’ai été considérée comme déviante. Montréal, c’est mon lieu de naissance. Je partage les valeurs de cette ville. Il y a une culture politique et sociale ici que de nombreux pays nous envient, dans laquelle je me reconnais.» Quelque 90 000 Juifs vivent à Montréal. Il y a les ashkénazes d’une part, descendant­s des Européens arrivés dans la première moitié du XXe siècle et plutôt anglophone­s, puis les sépharades de l’autre, venus principale­ment du Maroc à partir des années 1960 et francophon­es. Certains parlent l’hébreu à la maison, d’autres le yiddish, d’autres encore l’anglais, le français ou l’espagnol. Certains sont orthodoxes, d’autres complèteme­nt laïques, et, au milieu, il y a toute une palette d’intensités de croyances et de pratiques. «On nous réduit souvent au hassidisme parce que c’est visible et facile à comprendre »,

explique Elias Lévy, journalist­e au Canadian Jewish News. Né à Tanger, au Maroc, il est arrivé adolescent à Montréal, en 1976. «Ça ne veut rien dire, la communauté juive, poursuit-il. Il y a certes des institutio­ns qui aident notamment les nouveaux arrivants, mais elles ne nous représente­nt pas. Les préjugés nourrissen­t des fantasmes. Le Juif serait forcément quelqu’un de riche, par exemple. Or 20 % des Juifs à Montréal vivent en dessous du seuil de pauvreté. » Ce qui les rassemble tous? Israël, répond M. Lévy. Et cela, qu’ils soient sionistes de gauche, sionistes de droite ou foncièreme­nt antisionis­tes. Et puis, la mémoire, l’histoire commune. Celle de toutes les persécutio­ns. Des choses plus glorieuses également. Ce que le peuple juif a expériment­é depuis plus de 3000 ans. « Oui, la mémoire est importante, mais on ne peut pas parler juste de ça, nuance Nancy

Neamtan. Je ne banalise pas, mais c’est lourd à porter que de nous ramener toujours au génocide. Puis, il y en a eu d’autres depuis. Il faut en tirer les leçons, l’intégrer et travailler tous ensemble pour que cela n’arrive plus.» Une position partagée par Ariel Ifergan, fier d’avoir notamment travaillé sur ce sujet avec la Fondation de la tolérance. « Tout le monde a des préjugés et c’est très difficile d’en sortir,

note-t-il. Faire une petite blague, ce n’est pas si gênant, tant que ces préjugés ne mènent pas à des discrimina­tions, car ça, c’est contraire à la loi. Parce que les discrimina­tions peuvent déraper et mener à des guerres. C’est le message que nous amenons dans les écoles secondaire­s. » L’école, que ses jeunes enfants fréquenten­t aujourd’hui. Issus d’un couple mixte, adopteront-ils la religion juive? Ils ne vivront pas comme son père, c’est sûr, répond-il. Mais il

insiste sur l’importance des rituels. « Je ne vais pas régulièrem­ent à la synagogue, mais lorsque je suis à la maison le vendredi soir, nous faisons une prière, explique-t-il. Pas très orthodoxe. Mais nous nous réappropri­ons le rite à notre façon.» « Je ne suis pas pratiquant­e, mais il était important pour moi de souligner le rite de passage à l’âge adulte que représente la Bar Mitzvah,

ajoute Nancy Neamtan. Nous avons organisé une grande fête à l’occasion des 13 ans de mes enfants. » Élias Lévy souligne pour sa part qu’il y a peu de villes au monde où tous ces rites, quelle que soit la religion ou la croyance, peuvent coexister sans trop de tensions. «Il y a une atmosphère de conviviali­té à Montréal qui fait en sorte, par exemple, que la cohabitati­on judéomusul­mane se déroule très bien», estime-t-il. La semaine prochaine : les communauté­s du Moyen-Orient

 ?? Guillaume Levasseur ?? Élias Levy, Ariel Ifergan et Nancy Neamtan
Guillaume Levasseur Élias Levy, Ariel Ifergan et Nancy Neamtan

Newspapers in French

Newspapers from Canada