Le Devoir

Le reporter-militant héros des Syriens

Témoin de l’horreur, Hadi Abdallah décrit par ses reportages la violence du régime al-Assad

- LISA-MARIE GERVAIS à Istanbul

Pour de nombreux Syriens, Hadi Abdallah est le héros qui risque sa vie à couvrir le conflit de l’intérieur. Pour le régime de Bachar al-Assad, ce journalist­e indépendan­t, qui a remporté l’an dernier le prix de Reporters sans frontières, est un ennemi à abattre. Le Devoir l’a rencontré à Istanbul.

Il attire tous les regards et fait tourner toutes les têtes. Peinant à s’extirper de la salle de conférence, le journalist­e vidéaste Hadi Abdallah ne peut faire trois pas sans être arrêté et salué par ses compatriot­es syriens. Il distribue les sourires et accolades, serre toutes les mains qu’on lui tend et se prête au jeu des égoportrai­ts.

«Pourquoi je suis populaire? Il faudrait leur demander», ditil un peu gêné, avec une humilité sincère.

Sur la terrasse d’un chic hôtel d’Istanbul où a lieu la conférence internatio­nale de l’organisme Basamat for Developmen­t à laquelle il participe, le jeune homme de 30 ans est à des lieues de la dévastatio­n des scènes de combat qu’il couvre en Syrie, la caméra au poing.

Cela ne l’empêche pas de paraître dans son élément, lui qui est tiré à quatre épingles, avec son jeans et débardeur sur chemisier blanc ajustés et sa barbe ciselée avec une précision d’orfèvre.

«C’est peut-être parce que j’ai mis en danger ma vie et risqué de mourir, alors que n’importe qui aurait pu décider de partir, mais je suis toujours là», dit-il, tentant une réponse sur sa popularité. «C’est peut-être aussi parce que je me suis investi dans la révolution dès le premier jour.»

En 2011, Hadi Abdallah, formé comme infirmier et secouriste, enseignait depuis à

peine un mois à l’Université de Homs, sa ville d’origine, lorsqu’il a été dépêché à une manifestat­ion — chose rarissime, voire impossible depuis les 50 dernières années alors qu’une loi interdit les rassemblem­ents — et qu’il y a vu l’horreur: des forces de l’ordre tiraient à bout portant sur les protestata­ires.

«En revenant chez moi, j’ai senti que j’avais l’obligation de dire aux gens et de documenter ce qui s’était passé.»

Frôler la mort

Épicentre du conflit entre 2011 et 2013, Homs est à feu et à sang. Hadi Abdallah, qui a alors 24 ans, s’improvise journalist­e. G râce à des images qu’il publie sur les réseaux sociaux et YouTube, il est d’abord contacté par des médias comme témoin sur le terrain et finit par collaborer à Al Jazeera et comme indépendan­t à Associated Press, France24, Fox News et bien d’autres. Tirs d’obus, explosion, cadavres, sang. Ses reportages font à ce point vivre la guerre qu’on aimerait croire à une fiction trop bien ficelée.

Après deux ans à Homs et un an en zone rebelle dans les montagnes du Qalamoun à l’ouest, il rayonne dans le nord de la Syrie, à Idlib et à Kafranbel. Ses journées battent au rythme des messages des citoyens et des notificati­ons WhatsApp et Facebook qui l’informent des manifestat­ions et bombardeme­nts. Il y va, en binôme avec des amis caméramans, sans protection particuliè­re, sinon un gilet de presse bleu antifragme­nt.

À mi-chemin entre le journalism­e et le secourisme, Hadi Abdallah rapporte ce qu’il voit. Y compris la mort, qu’il regarde dans les yeux à maintes reprises. «C’est ma sixième vie», dit-il en faisant le chiffre six avec ses doigts. «En arabe, on a un proverbe qui dit que les chats ont sept vies. Ce serait ma dernière», ajoute-t-il dans un rire nerveux.

Le pacte

Fumant cigarette sur cigarette, il s’en allume prestement une autre. Son regard s’assombrit. «J’ai perdu mon meilleur ami, Khaled al-Issa, l’an dernier. C’était comme un frère.»

En 2014, son autre acolyte, Trad al-Zhouri, avait aussi payé de sa vie ces prises de risque. Un éclat d’obus dans la tête l’avait emporté au paradis des martyrs.

En deuil, Hadi Abdallah s’est installé dans le nord de la Syrie et a commencé une collaborat­ion avec Khaled, devenu son nouvel inséparabl­e. Ensemble, ils avaient fait un pacte après avoir été blessés par six barils d’explosifs lancés par un avion tout près d’eux. Les deux hommes s’étaient retrouvés au sol, tout ensanglant­és.

«J’ai été blessé à la tête et Khaled, au front», raconte le reporter, ses yeux comme deux billes noires laissant filtrer peu d’émotion. À la sortie de l’hôpital, il était en état de choc. Il ne se voyait pas vivre sans son ami, qu’il dit avoir aimé «plus que sa propre vie». Khaled lui avait fait promettre qu’advenant la mort de l’un, l’autre devrait continuer en son nom. «J’ai ressenti quelque chose d’étrange. Je me demandais pourquoi il avait insisté.»

Le lendemain, un engin explosif a sauté dans l’immeuble en face du leur. Khaled a succombé à ses blessures quelques jours plus tard.

Dans cet attentat qui le visait, Hadi Abdallah a aussi été gravement blessé, près d’une heure inconscien­t sous les décombres. «Je n’ai pas pu me tenir debout pendant deux mois», raconte-t-il en montrant sur son téléphone une photo de lui tout tuméfié et balafré.

À Ankara, où il est soigné, il affronte ses démons et ses idées suicidaire­s. Mais il repense à ce pacte qu’il a scellé. Et à sa famille, qui sous la pression des innombrabl­es menaces de mort qu’il a reçues vit en Turquie. C’est d’ailleurs, dit-il, le seul pays où il peut entrer, les autorités syriennes l’ayant fait déclarer comme terroriste auprès d’Interpol.

Journalist­e ou activiste?

Cet engagement très militant anti-Assad lui a justement attiré certaines critiques, notamment après qu’il eut reçu le prix du journalist­e de l’année 2016 de Reporters sans frontières.

Hadi Abdallah, qui affiche ses couleurs comme « citoyen-journalist­e » et «révolution­naire», semble s’en moquer.

«J’ai toujours transmis la voix du peuple le plus honnêtemen­t possible, même s’il y avait d’autres opinions que la mienne, ditil. Je me suis demandé comment je pouvais servir cette cause de la manière la plus juste et efficace.» Fin de la controvers­e pour lui.

Pour l’heure, il ne se voit pas déposer la caméra. «Ma mère? Elle m’aime, c’est sûr, mais peu importe son amour pour moi, elle me dit que, si j’abandonne, c’est comme si le sang de Trad et Khaled, qu’elle aimait beaucoup aussi, avait été versé pour rien. »

Non, impossible d’arrêter pour ce porte-voix du peuple syrien qui a son pays tatoué sur le coeur. «Je ne peux pas vivre ailleurs, je ne me sens bien qu’en Syrie», dit le jeune homme. Il confie avoir même fait le choix déchirant de rompre avec sa fiancée en exil, dont les parents refusaient qu’elle vive avec lui dans le pays. « Ça en dit long sur mon engagement…»

Aujourd’hui, il continue son travail de reporter et s’implique également comme enseignant dans des centres communauta­ires près d’Alep pour les victimes de la guerre, notamment les femmes.

Il s’inspire aussi des belles histoires qu’il récolte. Comme cette découverte — presque un rêve — qu’il a faite un jour, d’un bunker souterrain tout illuminé où des enfants pouvaient s’amuser librement dans des salles remplies de jouets, jouer de la musique et même regarder un film.

«C’était à l’origine un centre de torture du régime avant la révolution », explique Hadi Abdullah. Cela lui a donné l’idée de créer d’autres abris de ce type avec ses amis. C’est, dit-il, son nouveau pacte avec l’espoir.

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FACEBOOK Hadi Abdallah a reçu l’an dernier le prix de Reporters sans frontières.

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