Le Devoir

La guerre des pronoms tire à sa fin

Le projet de loi qui offrirait aux transgenre­s une protection est sur le point d’être adopté à Ottawa

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Le Sénat n’aura finalement pas modifié le projet de loi gouverneme­ntal interdisan­t la discrimina­tion visant les personnes transgenre­s. Les craintes de ceux qui présagent une guerre des pronoms restent ainsi entières.

Le projet de loi C-16 modifie la Loi canadienne sur les droits de la personne en ajoutant à la liste des motifs interdits de discrimina­tion «l’identité ou l’expression de genre». Il modifie de la même manière les dispositio­ns du Code criminel portant sur l’incitation à la haine. Nulle part «identité ou expression de genre» ne sont définies dans le texte de loi.

Si les transgenre­s et plusieurs groupes de défense des droits entendus en comité parlementa­ire ont applaudi le projet de loi, quelques avocats sont venus sonner l’alarme. Selon eux, le projet de loi pourrait mener à l’imposition d’un langage pour désigner les transgenre­s, en particulie­r ces pronoms inventés (zim, ze, zir, etc.) que proposent certaines personnes LGBTQ2 pour contourner la binarité sexuelle de la langue.

«Exiger le recours à des pronoms force les gens à utiliser des mots qui ne sont pas les leurs, ce qui implique une croyance en une certaine théorie des genres ou un endossemen­t de celle-ci, a soutenu l’avocat Jared Brown en comité sénatorial la semaine dernière. Si vous êtes en désaccord avec cette théorie, vous pouvez être traîné devant le Tribunal des droits de la personne pour avoir mégenré ou être reconnu coupable de discours haineux. Pour résumer, on se retrouve avec un langage imposé par le gouverneme­nt.»

Bruce Pardy, un professeur de droit à l’Université Queen’s, a tenu le même discours, tout comme Jay Cameron, l’avocat du Justice Centre for Constituti­onal Freedoms, un groupe qui milite pour le respect des droits reconnus par la Charte. Mais qu’est-ce qui fait croire à tous ces gens que le C-16 instaurera une sorte de police de la langue ? Le cas ontarien.

Comme Ottawa se propose de le faire aujourd’hui, le gouverneme­nt de l’Ontario a modifié en 2012 son Code des droits de la personne pour interdire nommément la discrimina­tion fondée sur l’identité de genre. Dans la foulée de ce changement législatif, la Commission ontarienne des droits de la personne a élaboré une politique stipulant que « le harcèlemen­t fondé sur le sexe peut inclure le refus d’utiliser le nom et le pronom personnel approprié qu’utilise une personne pour s’auto-identifier». Utiliser le mauvais pronom a même un nom : « mégenrer ».

Dans un «questions-réponses» mis en ligne, la Commission rappelle que « les pronoms masculins ou féminins traditionn­els [il, elle, lui] ne correspond­ent pas à l’identité sexuelle de chacun». «Les pronoms non sexospécif­iques ne sont pas toujours bien connus. Certaines personnes peuvent ne pas savoir comment déterminer quel pronom utiliser. D’autres peuvent se sentir mal à l’aise à l’idée d’employer des pronoms non sexospécif­iques. En cas de doute, il convient généraleme­nt

«Exiger le recours à des pronoms force les gens à utiliser des mots qui ne sont pas les leurs»

de demander à une personne comment elle souhaite être abordée. Il est possible d’utiliser “they” en anglais si l’on ne connaît pas le pronom qu’elle préfère. »

Contacté par Le Devoir, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a indiqué ne pas compiler de statistiqu­es sur les causes lui étant soumises portant sur l’usage de pronoms. Un survol des décisions rendues par le Tribunal indique qu’aucune n’a porté uniquement sur ce sujet (certaines causes mentionnen­t l’usage de pronoms inappropri­és, mais dans un contexte plus large de non-respect de la personne transgenre). Une très grande proportion des causes soumises au Tribunal est cependant réglée à l’amiable et ne laisse pas de trace.

Cet enjeu a été mis au jour par Jordan Peterson, un professeur de psychologi­e à l’Université de Toronto qui a été convoqué par ses supérieurs parce qu’il avait affirmé publiqueme­nt qu’il refusait d’utiliser des pronoms inventés pour s’adresser à des personnes transgenre­s. M. Peterson est venu dire en comité sénatorial qu’il craint que le C16 ne force les professeur­s comme lui à adopter un langage militant qu’ils n’endossent pas.

Des sénateurs lui ont demandé ce qu’il y avait de si difficile à changer sa façon de parler. «Si je vous demande,a lancé en anglais le sénateur Marc Gold, de m’appeler “They” parce que c’est comme cela que je me vois et que cela me blesse de me faire appeler “Monsieur”, mais que vous refusez? Et si je vous dis alors de m’appeler “Marc” et que vous refusez encore et que vous continuez de m’appeler par un nom qui me blesse, n’est-ce pas un cas où la loi peut avoir un rôle à jouer?»

La réponse du professeur Peterson ne s’est pas fait attendre. «Je dirais que si la seule idée qu’appeler une personne par un mot qu’elle n’a pas choisi lui cause à ce point un tort irrémédiab­le qu’une procédure judiciaire doit être entreprise, plutôt que de le voir simplement comme une impolitess­e [cela] indique à quel point la culture de la victimisat­ion s’est ancrée dans notre société.»

«On ne légifère pas [en matière de] respect», a martelé le professeur Bruce Pardy, une phrase reprise par d’autres opposants. «Je suis avocat,a illustré de son côté Jay Cameron. Je n’exige pas que les gens m’appellent “maître”, “M. Cameron” ou “M. l’Avocat-procureur”. S’ils refusent de s’adresser à moi ainsi, je n’ai pas de recours légal contre eux, pas plus qu’en a un médecin, un chevalier [de Colomb] ou un sénateur.»

André Pratte fait partie des sénateurs sceptiques. En entrevue, il déplore l’exagératio­n de la menace faite par ces intervenan­ts, leur reprochant «une lecture sélective» des documents de la Commission ontarienne des droits de la personne. «Toute cette idée du “compelled speech”, du langage obligatoir­e ou forcé est vraiment extrême ! » Il rappelle que le projet de loi ne dit rien de cela. Le langage mégenré pourrait devenir synonyme de harcèlemen­t dans des cas répétés, ostentatoi­res, où une personne fait exprès de ne pas appeler l’autre de la bonne façon pour la diminuer.

Mais que répond-il à des professeur­s comme

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Comme Ottawa se propose de le faire, le gouverneme­nt de l’Ontario a modifié en 2012 son Code des droits de la personne pour interdire nommément la discrimina­tion fondée sur l’identité de genre.

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