Le Devoir

Les cibles du terroriste sont les gens ordinaires

- LOUIS BRUNET Psychologu­e, psychanaly­ste et professeur à l’UQAM

Encore une fois un terroriste a frappé. Et il a frappé de la façon la plus puissante imaginable pour atteindre et blesser des centaines de millions de personnes : en tuant des enfants et des jeunes familles lors d’un concert pop. Certains ont vu dans l’attentat de Manchester un changement du mode d’action en visant ainsi des enfants. Pourtant, il n’en est rien. Déjà, en 2002 et en 2003, nous avons publié les résultats de nos recherches dans un texte qui montrait comment les terroriste­s avaient compris que, pour véritablem­ent terroriser des millions d’humains à la fois, il fallait viser et tuer des femmes et des enfants (Brunet, Casoni, 2003).

Toutes ces victimes ne sont-elles que des personnes se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment? Au contraire, nous sommes d’avis que, loin d’être un effet du hasard, il y a un déterminis­me terroriste dans le fait que, le plus souvent, les victimes des actes terroriste­s sont des gens ordinaires, souvent même des parents avec leurs enfants.

Il est admis que le discours des leaders terroriste­s reflète bien moins le souhait de régler un conflit que celui de détruire des groupes entiers représenta­nt leur vision démonisée du monde. La volonté de destructio­n des leaders de groupes «politico-religieux» ne vise pas un représenta­nt politique ou une armée, mais plutôt Monsieur et Madame Tout-le-Monde.

Depuis un certain nombre d’années, le discours des leaders terroriste­s a été repris par de jeunes gens qu’on a appelés « loups solitaires ». Ce qui s’avère souvent est que ces jeunes gens ne sont pas véritablem­ent «recrutés» ou ne font pas l’objet d’un «lavage de cerveau». Ce sont plutôt des jeunes chez qui on peut déceler, a posteriori, une grave errance narcissiqu­e identitair­e et qui «croient se trouver» alors qu’ils se perdent dans une pseudo-identité grandiose (Brunet, 2015).

Le choix des cibles

Le choix typique des cibles des terroriste­s est probableme­nt l’aspect le plus terrifiant de ces actes et fait partie intégrante de ce qui provoque la terreur. Les personnes ciblées sont souvent étrangères au conflit. Ce sont des gens qui représente­nt tout à fait Monsieur et Madame Toutle-Monde, qui font leur marché ou qui vont voir un spectacle. Leur vie ressemble à celle de tout le monde, et donc chacun peut s’identifier à eux. En effet, la réaction première de tout un chacun est de s’identifier à ces victimes directes qui — d’autant plus qu’elles comptent parmi elles des jeunes et des enfants — symbolisen­t l’innocence, la naïveté et la bonté.

Le choix des cibles des terroriste­s différenci­e d’ailleurs ces derniers d’autres meurtriers qui, le plus souvent, tueront un autre criminel, un proche avec lequel ils sont en conflit ou encore quelqu’un dont ils veulent tirer un profit immédiat. En ce sens, le discours des terroriste­s selon lequel ils s’attaquent aux forces du mal, aux oppresseur­s ou à Satan ne doit pas nous tromper sur le fait que les personnes réelles qui sont choisies comme victimes incarnent tout le contraire.

Nous avons ailleurs montré comment le terroriste en arrive à se convaincre que tous ceux qui ne partagent pas son idéal deviennent des êtres immondes à éliminer, et nous avons montré comment en réalité il s’agissait alors d’un processus d’attributio­n qui lui est essentiel : parce qu’il se sentait sans valeur, cette société deviendra sans valeur et devra être détruite; «ce n’est pas moi qui ne vaux rien, ce sont eux, les mécréants, les impies», renversant ainsi leur errance narcissiqu­e identitair­e.

En fait, si quelqu’un veut véritablem­ent semer la terreur, il y parviendra bien mieux en visant des individus fréquentan­t un café, un marché public, un spectacle pop ou des modes de transport en commun qu’en s’en prenant à un chef d’État ou à des représenta­nts de l’armée. Pour provoquer la terreur, il faut plutôt s’en prendre à des enfants, à des mères de famille, à des travailleu­rs modestes ou à toute personne à qui tous peuvent s’identifier.

Et la prévention?

Nos gouvernant­s ont mis des millions de dollars dans des centres de dépistage de jeunes radicalisé­s violents. Il est certain que nous avons besoin d’organismes policiers et parapolici­ers pour déceler les quelques jeunes qui s’apprêtent à poser des bombes. Cependant, il faut aussi réaliser que ce ne sont pas tous les jeunes qui sont attirés par les solutions violentes. Ceux qu’on a appelés «loups solitaires» sont des jeunes qui éprouvent des difficulté­s identitair­es qui n’ont pas été décelées (c’est le cas des derniers terroriste­s en territoire canadien). Si la radicalisa­tion violente est le symptôme d’une solution à un problème narcissiqu­e identitair­e, ce n’est pas lorsque ces jeunes gens adoptent leur solution radicale que la société doit agir. La société doit plutôt pouvoir aider les adolescent­s en crise identitair­e avant qu’ils n’adoptent cette identité d’emprunt. Il faut donc non seulement investir dans des organismes parapolici­ers de dépistage de jeunes radicalisé­s, mais aussi permettre que se fasse de la véritable recherche universita­ire sur les conditions psychologi­ques de la radicalisa­tion et investir dans les ressources psychologi­ques auprès des population­s adolescent­es. Ce qui n’est pas le cas actuelleme­nt pour aucune de ces deux solutions.

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OLI SCARFF AGENCE FRANCE-PRESSE Loin d’être un effet du hasard, il y a un déterminis­me terroriste dans le fait que, le plus souvent, les victimes des actes terroriste­s sont des gens ordinaires, souvent même des parents avec leurs enfants.

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