Les cibles du terroriste sont les gens ordinaires
Encore une fois un terroriste a frappé. Et il a frappé de la façon la plus puissante imaginable pour atteindre et blesser des centaines de millions de personnes : en tuant des enfants et des jeunes familles lors d’un concert pop. Certains ont vu dans l’attentat de Manchester un changement du mode d’action en visant ainsi des enfants. Pourtant, il n’en est rien. Déjà, en 2002 et en 2003, nous avons publié les résultats de nos recherches dans un texte qui montrait comment les terroristes avaient compris que, pour véritablement terroriser des millions d’humains à la fois, il fallait viser et tuer des femmes et des enfants (Brunet, Casoni, 2003).
Toutes ces victimes ne sont-elles que des personnes se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment? Au contraire, nous sommes d’avis que, loin d’être un effet du hasard, il y a un déterminisme terroriste dans le fait que, le plus souvent, les victimes des actes terroristes sont des gens ordinaires, souvent même des parents avec leurs enfants.
Il est admis que le discours des leaders terroristes reflète bien moins le souhait de régler un conflit que celui de détruire des groupes entiers représentant leur vision démonisée du monde. La volonté de destruction des leaders de groupes «politico-religieux» ne vise pas un représentant politique ou une armée, mais plutôt Monsieur et Madame Tout-le-Monde.
Depuis un certain nombre d’années, le discours des leaders terroristes a été repris par de jeunes gens qu’on a appelés « loups solitaires ». Ce qui s’avère souvent est que ces jeunes gens ne sont pas véritablement «recrutés» ou ne font pas l’objet d’un «lavage de cerveau». Ce sont plutôt des jeunes chez qui on peut déceler, a posteriori, une grave errance narcissique identitaire et qui «croient se trouver» alors qu’ils se perdent dans une pseudo-identité grandiose (Brunet, 2015).
Le choix des cibles
Le choix typique des cibles des terroristes est probablement l’aspect le plus terrifiant de ces actes et fait partie intégrante de ce qui provoque la terreur. Les personnes ciblées sont souvent étrangères au conflit. Ce sont des gens qui représentent tout à fait Monsieur et Madame Toutle-Monde, qui font leur marché ou qui vont voir un spectacle. Leur vie ressemble à celle de tout le monde, et donc chacun peut s’identifier à eux. En effet, la réaction première de tout un chacun est de s’identifier à ces victimes directes qui — d’autant plus qu’elles comptent parmi elles des jeunes et des enfants — symbolisent l’innocence, la naïveté et la bonté.
Le choix des cibles des terroristes différencie d’ailleurs ces derniers d’autres meurtriers qui, le plus souvent, tueront un autre criminel, un proche avec lequel ils sont en conflit ou encore quelqu’un dont ils veulent tirer un profit immédiat. En ce sens, le discours des terroristes selon lequel ils s’attaquent aux forces du mal, aux oppresseurs ou à Satan ne doit pas nous tromper sur le fait que les personnes réelles qui sont choisies comme victimes incarnent tout le contraire.
Nous avons ailleurs montré comment le terroriste en arrive à se convaincre que tous ceux qui ne partagent pas son idéal deviennent des êtres immondes à éliminer, et nous avons montré comment en réalité il s’agissait alors d’un processus d’attribution qui lui est essentiel : parce qu’il se sentait sans valeur, cette société deviendra sans valeur et devra être détruite; «ce n’est pas moi qui ne vaux rien, ce sont eux, les mécréants, les impies», renversant ainsi leur errance narcissique identitaire.
En fait, si quelqu’un veut véritablement semer la terreur, il y parviendra bien mieux en visant des individus fréquentant un café, un marché public, un spectacle pop ou des modes de transport en commun qu’en s’en prenant à un chef d’État ou à des représentants de l’armée. Pour provoquer la terreur, il faut plutôt s’en prendre à des enfants, à des mères de famille, à des travailleurs modestes ou à toute personne à qui tous peuvent s’identifier.
Et la prévention?
Nos gouvernants ont mis des millions de dollars dans des centres de dépistage de jeunes radicalisés violents. Il est certain que nous avons besoin d’organismes policiers et parapoliciers pour déceler les quelques jeunes qui s’apprêtent à poser des bombes. Cependant, il faut aussi réaliser que ce ne sont pas tous les jeunes qui sont attirés par les solutions violentes. Ceux qu’on a appelés «loups solitaires» sont des jeunes qui éprouvent des difficultés identitaires qui n’ont pas été décelées (c’est le cas des derniers terroristes en territoire canadien). Si la radicalisation violente est le symptôme d’une solution à un problème narcissique identitaire, ce n’est pas lorsque ces jeunes gens adoptent leur solution radicale que la société doit agir. La société doit plutôt pouvoir aider les adolescents en crise identitaire avant qu’ils n’adoptent cette identité d’emprunt. Il faut donc non seulement investir dans des organismes parapoliciers de dépistage de jeunes radicalisés, mais aussi permettre que se fasse de la véritable recherche universitaire sur les conditions psychologiques de la radicalisation et investir dans les ressources psychologiques auprès des populations adolescentes. Ce qui n’est pas le cas actuellement pour aucune de ces deux solutions.