Le monstre créateur
Souvent ignorée, la capitale colombienne se découvre notamment par les arts
En Colombie, Medellín a son exceptionnelle renaissance. Cartagena, ses magnifiques rues colorées. Cali, ses torrides nuits de salsa. Et la capitale, elle? Polluée, tentaculaire et réputée dangereuse, Bogotá est un diamant brut: d’abord intimidante, elle se laisse lentement apprivoiser, en partie grâce à son activité artistique foisonnante.
Le matin, les rues coloniales et colorées de la Candelaria, le quartier historique de Bogotá, scintillent dans le jeune soleil. Touristes aux sacs à dos et professionnels pressés se croisent. À l’arrière-plan, le Cerro de Monserrate, mont de la Cordillère occidentale au pied duquel est bâtie la capitale fédérale, veille sur la ville. Le sanctuaire qui le coiffe, la basilique du Señor de Monserrate, est un paisible halo immaculé au sommet d’une cité excessive en tout.
Longtemps, Bogotá a été vue comme un simple point d’arrivée plutôt que comme une destination en soi. On y atterrissait pour aussitôt se diriger vers la côte caraïbe, au nord, ou la zone du café, à l’ouest. Les histoires de peur (kidnappings, extorsions, violences, drogues), vraies ou fausses, avaient la couenne dure. Mais depuis une dizaine d’années, l’offre touristique s’est diversifiée et les auberges de jeunesse ont essaimé dans la Candelaria et ailleurs dans la ville.
Comparée à d’autres mégapoles d’Amérique latine, Bogotá revêt un charme certain, croit
«Nous
sommes à un tournant. Plusieurs concepts artistiques sont ancrés dans la violence, dans ce que le pays a traversé. Ça donne une visibilité intéressante. Camilo Bojaca, artiste visuel
Nadège Mazars, photojournaliste d’origine française qui a choisi la Colombie il y a dix ans. «C’est une ville qui a une âme, une énergie. Je pense à d’autres lieux, comme San Salvador, par exemple. Le centre, on oublie! Ici, il y a plus de connexions entre les quartiers. Et il y a toujours des choses qui se passent!»
Les langues se délient peu à peu et une prise de parole engagée gagne en importance, observe la photographe. «L’expression politique se libère en Colombie, c’est vrai, concède celle qui travaille beaucoup avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problèmes dans le pays. »
Le traité de paix signé en novembre dernier entre le gouvernement et les FARC, qui impose la démilitarisation des troupes révolutionnaires, met fin à 52 ans de guerre civile en Colombie. Selon Camilo Bojaca, artiste visuel de Bogotá, cette conjoncture politique donne une voix majeure aux artistes d’ici. « Les créateurs jugent très important de mentionner qu’ils sont colombiens, affirme le jeune homme. Nous sommes à un tournant. Plusieurs concepts artistiques sont ancrés dans la violence, dans ce que le pays a traversé. Ça donne une visibilité intéressante. »
Des plasticiens comme Iván Argote ou Mateo López font rayonner le discours colombien à l’international. «L’art contemporain se porte bien, dit Camilo Bojaca. Mais c’est quelque chose qu’on observe aussi en musique, en littérature.»
Explorons, donc. Le parcours commence avec un café à La Pelu, un mignon espace de la Candelaria à la fois café, salon de coiffure, boutique et galerie. Ici, la coiffure est vue comme une pratique artistique. Les jeunes Bogotanais qui veulent des styles capillaires inédits y prennent rendez-vous.
C’est le cas de Santiago Vargas, 17 ans, remarqué à une table voisine grâce à sa chevelure vert pomme. Chaleureux et curieux, les habitants de la capitale, réputée froide et hautaine, aiment parler des grands créateurs qu’a vu naître leur pays. Le groupe d’électrocumbia Bomba Estéreo, qui fait danser bien au-delà des frontières colombiennes. La chansonnière Totó la Momposina, qui honore la tradition caribéenne. Gabriel Garcia Marquez et son interprétation du réalisme magique. Sans oublier Fernando Botero et ses volumes arrondis.
On quitte la Candelaria en direction du MAMBO, le Musée d’art moderne de Bogotá. L’immeuble de la calle 24 est fait de la classique pierre ocre que l’on voit partout. Le musée ouvert en 1963 a fermé ses portes en décembre dernier pour rénovations. En février, c’est un tout nouveau rez-de-chaussée plus illuminé, plus ouvert, qui a été présenté aux Bogotanos par Claudia Hakim, nouvelle directrice depuis 2016.
Direction, ensuite, vers la Macarena, le «quartier des bobos », selon Nadège. Ses maisons colorées et sa luxuriante végétation en font un lieu privilégié par les artistes et les touristes. En chemin, la rue aussi permet d’admirer le savoirfaire colombien: murales et graffitis colorés se succèdent au fil des pas. Une façade dorée attire l’attention, c’est Espacio El Dorado, un des hauts lieux de l’art contemporain et conceptuel.
Lors de la visite, en mars, le rez-de-chaussée et son plancher de poussière hébergeaient un bus grandeur nature dans lequel on est invité à s’asseoir, oeuvre de l’artiste Carlos Castro intitulée Caja negra. Saisissante, inquiétante, l’installation parle d’éducation et d’investissement personnel.
Plus au nord, à partir de la calle 77, commence le quartier résidentiel de San Felipe qui se transforme en partie grâce aux artistes. C’est d’ailleurs là que Camilo Bojaca et quatre autres plasticiens ont établi leur studio, plein de vie et de lumière. L’endroit permet de travailler près des gens, croit Camilo. «C’est un quartier avec de vrais résidants, affirme-t-il. Alors que le centreville est très touristique, il y a un esprit indépendant ici.»
À pied, il peut visiter une quinzaine d’espaces dédiés aux arts contemporains. Mention honorable à FLORA, une galerie de San Felipe qui s’intéresse surtout aux relations entre art et nature. C’est José Roca, anciennement au Tate Modern de Londres, qui en est le directeur artistique.
La journée décline. Toutes ces oeuvres donnent le vertige, pas vrai? À prendre au pied de la lettre. Il serait presque criminel de partir de Bogotá sans faire un crochet par son imposant Cerro. Le teleferico donne accès à une vue imprenable sur le géant andin qu’est la ville. Une fois en haut, on respire un peu mieux, hors du nuage pollué. Du nord au sud, les rues semblent s’étendre à l’infini : huit millions de Bogotanos qui font de la ville un concentré haut en couleur. Au crépuscule d’un conflit de plusieurs décennies, les Colombiens ont soif de se raconter.
Longtemps, Bogotá a été vue comme un point d’arrivée plutôt qu’une destination. Les histoires de peur (kidnappings, violences, drogues...), vraies ou fausses, avaient la couenne dure. Mais depuis dix ans, l’offre touristique s’est diversifiée.