Le Devoir

Le monstre créateur

Souvent ignorée, la capitale colombienn­e se découvre notamment par les arts

- SOPHIE CHARTIER à Bogotá

En Colombie, Medellín a son exceptionn­elle renaissanc­e. Cartagena, ses magnifique­s rues colorées. Cali, ses torrides nuits de salsa. Et la capitale, elle? Polluée, tentaculai­re et réputée dangereuse, Bogotá est un diamant brut: d’abord intimidant­e, elle se laisse lentement apprivoise­r, en partie grâce à son activité artistique foisonnant­e.

Le matin, les rues coloniales et colorées de la Candelaria, le quartier historique de Bogotá, scintillen­t dans le jeune soleil. Touristes aux sacs à dos et profession­nels pressés se croisent. À l’arrière-plan, le Cerro de Monserrate, mont de la Cordillère occidental­e au pied duquel est bâtie la capitale fédérale, veille sur la ville. Le sanctuaire qui le coiffe, la basilique du Señor de Monserrate, est un paisible halo immaculé au sommet d’une cité excessive en tout.

Longtemps, Bogotá a été vue comme un simple point d’arrivée plutôt que comme une destinatio­n en soi. On y atterrissa­it pour aussitôt se diriger vers la côte caraïbe, au nord, ou la zone du café, à l’ouest. Les histoires de peur (kidnapping­s, extorsions, violences, drogues), vraies ou fausses, avaient la couenne dure. Mais depuis une dizaine d’années, l’offre touristiqu­e s’est diversifié­e et les auberges de jeunesse ont essaimé dans la Candelaria et ailleurs dans la ville.

Comparée à d’autres mégapoles d’Amérique latine, Bogotá revêt un charme certain, croit

«Nous

sommes à un tournant. Plusieurs concepts artistique­s sont ancrés dans la violence, dans ce que le pays a traversé. Ça donne une visibilité intéressan­te. Camilo Bojaca, artiste visuel

Nadège Mazars, photojourn­aliste d’origine française qui a choisi la Colombie il y a dix ans. «C’est une ville qui a une âme, une énergie. Je pense à d’autres lieux, comme San Salvador, par exemple. Le centre, on oublie! Ici, il y a plus de connexions entre les quartiers. Et il y a toujours des choses qui se passent!»

Les langues se délient peu à peu et une prise de parole engagée gagne en importance, observe la photograph­e. «L’expression politique se libère en Colombie, c’est vrai, concède celle qui travaille beaucoup avec les Forces armées révolution­naires de Colombie (FARC). Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problèmes dans le pays. »

Le traité de paix signé en novembre dernier entre le gouverneme­nt et les FARC, qui impose la démilitari­sation des troupes révolution­naires, met fin à 52 ans de guerre civile en Colombie. Selon Camilo Bojaca, artiste visuel de Bogotá, cette conjonctur­e politique donne une voix majeure aux artistes d’ici. « Les créateurs jugent très important de mentionner qu’ils sont colombiens, affirme le jeune homme. Nous sommes à un tournant. Plusieurs concepts artistique­s sont ancrés dans la violence, dans ce que le pays a traversé. Ça donne une visibilité intéressan­te. »

Des plasticien­s comme Iván Argote ou Mateo López font rayonner le discours colombien à l’internatio­nal. «L’art contempora­in se porte bien, dit Camilo Bojaca. Mais c’est quelque chose qu’on observe aussi en musique, en littératur­e.»

Explorons, donc. Le parcours commence avec un café à La Pelu, un mignon espace de la Candelaria à la fois café, salon de coiffure, boutique et galerie. Ici, la coiffure est vue comme une pratique artistique. Les jeunes Bogotanais qui veulent des styles capillaire­s inédits y prennent rendez-vous.

C’est le cas de Santiago Vargas, 17 ans, remarqué à une table voisine grâce à sa chevelure vert pomme. Chaleureux et curieux, les habitants de la capitale, réputée froide et hautaine, aiment parler des grands créateurs qu’a vu naître leur pays. Le groupe d’électrocum­bia Bomba Estéreo, qui fait danser bien au-delà des frontières colombienn­es. La chansonniè­re Totó la Momposina, qui honore la tradition caribéenne. Gabriel Garcia Marquez et son interpréta­tion du réalisme magique. Sans oublier Fernando Botero et ses volumes arrondis.

On quitte la Candelaria en direction du MAMBO, le Musée d’art moderne de Bogotá. L’immeuble de la calle 24 est fait de la classique pierre ocre que l’on voit partout. Le musée ouvert en 1963 a fermé ses portes en décembre dernier pour rénovation­s. En février, c’est un tout nouveau rez-de-chaussée plus illuminé, plus ouvert, qui a été présenté aux Bogotanos par Claudia Hakim, nouvelle directrice depuis 2016.

Direction, ensuite, vers la Macarena, le «quartier des bobos », selon Nadège. Ses maisons colorées et sa luxuriante végétation en font un lieu privilégié par les artistes et les touristes. En chemin, la rue aussi permet d’admirer le savoirfair­e colombien: murales et graffitis colorés se succèdent au fil des pas. Une façade dorée attire l’attention, c’est Espacio El Dorado, un des hauts lieux de l’art contempora­in et conceptuel.

Lors de la visite, en mars, le rez-de-chaussée et son plancher de poussière hébergeaie­nt un bus grandeur nature dans lequel on est invité à s’asseoir, oeuvre de l’artiste Carlos Castro intitulée Caja negra. Saisissant­e, inquiétant­e, l’installati­on parle d’éducation et d’investisse­ment personnel.

Plus au nord, à partir de la calle 77, commence le quartier résidentie­l de San Felipe qui se transforme en partie grâce aux artistes. C’est d’ailleurs là que Camilo Bojaca et quatre autres plasticien­s ont établi leur studio, plein de vie et de lumière. L’endroit permet de travailler près des gens, croit Camilo. «C’est un quartier avec de vrais résidants, affirme-t-il. Alors que le centrevill­e est très touristiqu­e, il y a un esprit indépendan­t ici.»

À pied, il peut visiter une quinzaine d’espaces dédiés aux arts contempora­ins. Mention honorable à FLORA, une galerie de San Felipe qui s’intéresse surtout aux relations entre art et nature. C’est José Roca, ancienneme­nt au Tate Modern de Londres, qui en est le directeur artistique.

La journée décline. Toutes ces oeuvres donnent le vertige, pas vrai? À prendre au pied de la lettre. Il serait presque criminel de partir de Bogotá sans faire un crochet par son imposant Cerro. Le teleferico donne accès à une vue imprenable sur le géant andin qu’est la ville. Une fois en haut, on respire un peu mieux, hors du nuage pollué. Du nord au sud, les rues semblent s’étendre à l’infini : huit millions de Bogotanos qui font de la ville un concentré haut en couleur. Au crépuscule d’un conflit de plusieurs décennies, les Colombiens ont soif de se raconter.

Longtemps, Bogotá a été vue comme un point d’arrivée plutôt qu’une destinatio­n. Les histoires de peur (kidnapping­s, violences, drogues...), vraies ou fausses, avaient la couenne dure. Mais depuis dix ans, l’offre touristiqu­e s’est diversifié­e.

 ?? PHOTOS ALEXIS AUBIN/HANS LUCAS ?? Du haut du Monserrate, la ville semble n’avoir aucune limite. Joggeurs, touristes et promeneurs du dimanche s’y donnent rendez-vous pour profiter de l’air frais de l’altitude. Ci-dessous: au MAMBO, le Musée d’art moderne de Bogotá. Le bâtiment...
PHOTOS ALEXIS AUBIN/HANS LUCAS Du haut du Monserrate, la ville semble n’avoir aucune limite. Joggeurs, touristes et promeneurs du dimanche s’y donnent rendez-vous pour profiter de l’air frais de l’altitude. Ci-dessous: au MAMBO, le Musée d’art moderne de Bogotá. Le bâtiment...
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 ?? PHOTOS ALEXIS AUBIN/HANS LUCAS ?? Le café Pasaje vaut le détour. Souvent bondé d'étudiants, son décor encombré fait sa renommée.
PHOTOS ALEXIS AUBIN/HANS LUCAS Le café Pasaje vaut le détour. Souvent bondé d'étudiants, son décor encombré fait sa renommée.
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Au Musée d’art moderne de Bogotá. Ci-dessous: le centre-ville offre un charmant mélange de rythme effréné et de nonchalanc­e typiquemen­t colombienn­e.
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