Partir Les perles de Sylvain Tesson, écrivain voyageur français
L ’écrivain français Sylvain Tesson, baroudeur philosophe (ou vice versa), a de ces envolées littéraires qui nous transportent au bout du monde comme tout au fond de soi. Un deux-pour-un plaisant. La plupart du temps.
Dans la bibliothèque improvisée d’une maison d’hôtes thaïlandaise se languissait un exemplaire impeccable de S’abandonner à vivre, de Sylvain Tesson, laissé pour compte entre une oeuvre noire d’une dóttir islandaise à la mode et un exemplaire «sparadrapé » de Me Before You de Jojo Moyes. Je m’emparai du Tesson, estimant qu’un Gallimard valait mieux à coup sûr qu’une romance anglo-lovely, mis à sa place, troc oblige, Grif fintown, et poursuivis mon chemin avec Sylvain.
Mon butin s’avéra toutefois explosif. « Attention, voyager avec Tesson n’est pas de tout repos… » eût été une mise en garde utile. C’est que l’Ulysse a l’aventure extralucide comme d’autres ont le vin triste. Sa lunette d’approche n’a rien de rose.
Sa plume se prend pour une montagne russe, tantôt euphorique, tantôt désespérée. De phrase en paragraphe, je le tance d’ailleurs souvent — «Si voyager te rend si malheureux, reste chez toi, Tesson, c’est tout, c’est tout!» — pour me réconcilier avec lui au prochain «cerisier en pleurs» qu’il évoque.
L’appel du large
Géographe de formation, l’écrivain voyageur connut jeune l’appel du large. À L’Express, il explique: « À 17 ans, avec un ami, nous sommes partis faire la traversée de l’Islande à vélo. Nous avons cumulé toutes les erreurs: j’étais en chaussures de ville, avec 50 kilos de paquetage, des réserves de nourriture pour quarantecinq jours… Et pourtant j’ai adoré ça.» Tant et si bien qu’il remet ça avec un tour du monde sur deux roues. Puis la traversée de l’Asie centrale à cheval.
Son faible pour la reconstitution de longs parcours le fait marcher dans les pas d’évadés du goulag, de la Sibérie à l’Inde, ou encore refaire le trajet de la Grande Armée, de Moscou à Paris en side-car, dans l’ombre de Napoléon. – «Il faut renouer avec le vrai voyage, mon vieux, dit Tesson à son pote dans Berezina. – Un vrai voyage, c’est quoi ? », lui demande ce dernier. – Une folie qui nous obsède, nous emporte dans le mythe; une dérive, un délire, quoi, traversé d’histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes au bord du fossé, dans la fièvre…» Et c’est parti mon kiki, refaisons le parcours de la Retraite de Russie!
La réalité du monde
À ces grands périples correspondent de grands et nombreux récits, notre homme, par ailleurs président de La Guilde européenne du raid — une ONG française conjuguant aventure et solidarité — étant prolifique et abonné aux prix littéraires. Une vie à coucher dehors a remporté le Goncourt de la nouvelle 2009; Dans les forêts de Sibérie a raflé le Médicis essai 2011 ; Berezina a été couronné du prix des Hussards 2015, entre autres récompenses.
Et puis, patatras! En 2014, mon zigoto «stégophile», soit amateur d’escalade de toitures, et préférablement de celles de cathédrales, rien de moins, chuta. D’un banal pavillon. Démantibulée, la «machine ». «J’avais pris 50 ans en huit mètres», écrit-il dans Sur les chemins noirs.
Après un coma et une hospitalisation de quatre mois, il s’en tire avec la face à moitié paralysée, la colonne cloutée, épileptique, désormais interdit de vodka, mais fort d’une promesse qu’il s’était faite à luimême et qu’il se doit d’honorer : «Si je m’en sors, je traverse la France à pied. » Aussi, quand « les médecins, dans leur vocabulaire d’agents du Politburo», lui recommandent de se « rééduquer », il en conclut qu’il lui faut ficher le camp dare-dare.
Et le voilà parti, de Tende, au sud-est de l’Hexagone, jusqu’à la presqu’île du Cotentin, tout au nord, sur les chemins noirs.
Là, il m’a eue, car ces chemins ne correspondent pas seulement aux méandres mélancoliques de son esprit, mais surtout aux tracés noirs des anciennes cartes françaises qui réfèrent quasiment à des chemins de mulets. Sur ces passages paysans à demi oubliés, le randonneur convalescent nous cause d’une hyperruralité qui s’efface au profit d’hypermarchés.
L’érudit est en grande forme, finalement! Il s’interroge sur son devenir comme sur celui d’une nature qu’on aménage, qu’on balise, qu’on banalise et qu’on vidéosurveille. «Pourquoi passer une vie à cavaler? Que rapporte-t-on de ces gigues? Des souvenirs et beaucoup de poussière. […] Depuis que j’étais tombé, j’avais la tentation du harmas [terre en friche en occitan] .»
Il se questionne sur notre monde et la mondialisation. «Pourquoi n’acceptait-on pas qu’un voleur s’introduise dans un verger et pourquoi permettait-on à une mangue du Brésil de trôner dans une épicerie de l’Ardèche ? Où commençait l’infraction ? »
À la fin du territoire
Arrivé «sur le bord de la carte et à la fin du territoire», il constate que son corps a grincé mais tenu le coup, et qu’il en reste encore, de ces chemins noirs. Il renoue avec l’espoir.
Mais pas pour longtemps, évidemment! Vient de paraître Une très légère oscillation (Équateurs), son journal intime des années 2014-17. Vague à l’âme, exaltation; sidecar, hamac : entre les deux le coeur balance inévitablement quand on a, comme Sylvain Tesson, la bougeotte et une conscience aiguë de la réalité du monde.
a tenté de placer un mot, samedi dernier, à l’émission française On n’est pas couché, au sujet d’Une très légère oscillation. Sur le plateau de La grande librairie, il a pu être plus disert.
Partir prenant la clé des champs jusqu’à la fête du Travail, je vous souhaite de faire, vous aussi, d’extraordinaires rencontres dans les bibliothèques improvisées de maisons d’hôtes du monde entier. Là-dessus, bon été !
Géographe de formation, l’écrivain voyageur connut jeune l’appel du large Sylvain Tesson La chronique