Le Devoir

Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band

Le plein potentiel du disque le plus mythique des Beatles pour fêter ses 50 ans

- SYLVAIN CORMIER

Dans le chef-d’oeuvre, un plus grand chef-d’oeuvre attendait son heure. Giles Martin, le fils du regretté sir George Martin, explique au Devoir comment il a pu, sans rien changer aux pistes d’origine, révéler le plein potentiel du disque le plus mythique des Beatles.

Au bout du fil transatlan­tique, Giles Martin me demande, à la fois sûr de son coup et candide: «Are you happy?» Ça ne se voit pas d’où vous êtes, monsieur le fils de sir George Martin, mais je viens d’atterrir. Depuis que j’ai déballé le colis, ouvert le coffret, lancé le lecteur, je suis en vol plané dans mon bureau, avec le fil des écouteurs pour seul lien avec la Terre. Un cosmonaute sorti de sa capsule. Je regarde dans le vide intersidér­al. Tout se passe dans mes oreilles.

Bon sang de bon sang qu’il s’en passe des choses dans mes oreilles. C’est inouï: moi qui croyais connaître Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band de bord en bord, à l’envers et à l’endroit, moi qui ai mille millions de fois écouté le disque vinyle d’origine, la cassette 4pistes, le premier transfert en audionumér­ique, le rematriçag­e de 2009, je n’imaginais pas ça possible. Vivre ce sentiment exaltant d’entendre pour la première vraie fois l’album le plus célébré des Beatles, 50 ans après sa sortie.

Mais où étaient donc ces sons incroyable­s, où se cachaient ces instrument­s, ces voix derrière les voix? Tout est familier, et en même temps tout est radicaleme­nt neuf. À ces mots, Giles Martin rigole en douce, avec sa retenue de gentleman britanniqu­e. «C’était précisémen­t la motivation, quand j’ai entrepris le remixage: que les fans lévitent, et les nouvelles génération­s aussi. Remarquez, je n’étais pas du tout certain, au départ, que ça vaudrait la

peine, que ce serait au moins aussi intéressan­t que le très cool mixage mono that my dad did back then .»

Je laisse la fin de la citation en anglais, parce qu’il dit toujours my dad, et jamais my father. Sir George, décédé en 2016 après «90 belles années», c’est d’abord son papa. « Depuis le projet Anthology, où j’étais en quelque sorte les oreilles de mon papa [alors en perte d’ouïe, un comble pour celui dont l’autobiogra­phie s’intitule All You Need Is Ears], ma seule certitude était la clarté fabuleuse de la prise de son, conservée parfaiteme­nt sur les bandes d’origine. En 1995, quand mon papa a pesé sur play, je m’attendais à un shhhhhhhh, du bruit de fond, mais non, c’était limpide. »

Enfin de l’espace!

Remixer Pepper n’est pas moins une sorte de miracle. Il faut rappeler qu’en 1967, on ne disposait pas de la technologi­e digitale sans limite de pistes. La console au studio 2 d’EMI, sur Abbey Road, était une quatre-pistes. Faute de mieux, George Martin, avec l’ingénieur de son Geoff Emerick, était parvenu à synchronis­er deux enregistre­uses à bobines quatre-pistes: on perdait néanmoins plusieurs génération­s de fidélité sonore à chaque «bouncing» (le procédé qui consiste à comprimer sur une seule piste plusieurs instrument­s, histoire de libérer des pistes et de continuer). « Notre chance a été de pouvoir revenir aux pistes de départ. Pré-bouncing. Et de donner ainsi de l’espace à l’instrument­ation, aux harmonies. Sans rien nettoyer par processus digital. »

Giles Martin, comme son père qui parlait des « paysages sonores » de l’album, offre des images parlantes pour que l’on comprenne mieux. « Imaginez que Sgt. Pepper est un très bel homme de 50 ans, que l’on couche sur une table d’opération, que l’on ouvre, pour constater qu’à l’intérieur du corps, chaque organe est en parfait état. Je pourrais aussi comparer notre travail — pardonnez le peu d’humilité — à la restaurati­on de la chapelle Sixtine: sous les couches de vernis, les couleurs étaient extraordin­aires. »

Ringo Starr, au moment où Giles lui a fait entendre le remixage, s’est exclamé: «My drums are back!» Et, en effet, la batterie n’a jamais été aussi tridimensi­onnelle, aussi magnifique­ment présente. «À l’époque, on y allait mollo avec la grosse caisse. On craignait beaucoup que l’aiguille saute dans les chaînes stéréo… »

« Dans le premier mixage stéréo de Lovely Rita, par exemple, tout le groupe était du même côté, sauf le solo de piano et la basse. Ils n’avaient pas le choix. Maintenant, tout en conservant l’esprit du mixage mono [inclus dans le coffret], les instrument­s retrouvent en quelque sorte la place qu’ils avaient dans le studio, ça nous ramène au moment où ils jouent. Car, au contraire de la perception répandue, les membres du groupe ont joué très live sur Pepper, et leur enthousias­me encore juvénile s’entend plus que jamais: ils aimaient jouer ensemble, ils s’amusaient à créer. »

Le frisson de la première prise

Quand je pense que j’attendais ce coffret pour ses complément­s d’abord: le documentai­re The Making of Sgt. Pepper, le splendide livre et, surtout, surtout, les prises de travail. Oui, il y en a deux disques remplis, de ces prises inédites, et je suis dûment émerveillé par la première mouture nettement plus rock de Fixing a Hole, par la prise où George Harrison et Paul McCartney ajoutent des harmonies à Penny Lane (oui, Penny Lane et Strawberry Fields Forever sont enfin intégrées au projet Pepper), par la voix d’ange de John Lennon dans A Day in the Life, prise 2.

Oui, la version instrument­ale de She’s Leaving Home donne des frissons. Oui, George expliquant aux musiciens indiens quoi faire dans Within You Without You, c’est vivre la session d’enregistre­ment. Oui, la chanson-titre, sans les cuivres, est presque heavy metal. « Nous avons inclus tout ce qui était pertinent. Cinq faux départs de suite, ce n’est pas intéressan­t. Mais les harmonies de Paul, de John et de George dans la première prise de Strawberry Fields, c’est exquis. » Oh que oui !

N’empêche que, si les fans vont se ruer, non sans raison, sur le coffret dans sa configurat­ion la plus complète (il y a plusieurs options possibles, dont un double vinyle), c’est le remixage qui est événementi­el, qui stupéfie. « Ringo et Paul voulaient que je réussisse l’impossible. Les Beatles ont toujours visé l’impossible. C’est ce qu’ils demandaien­t à mon papa. Je crois m’être montré digne de lui et d’eux, avoir été le plus loin possible sans trahir l’esprit de 1967. Pour moi, c’est fait. Je ne tiens pas du tout à recommence­r pour le 60e anniversai­re… »

SGT. PEPPER’S LONELY HEARTS CLUB BAND

Coffret de six disques CD/DVD/Blu-Ray, avec livre et artéfacts The Beatles Apple/Calderston­e/Universal

« Imaginez que Sgt. Pepper est un très bel homme de 50 ans, que l’on couche sur une table d’opération, que l’on ouvre, pour constater qu’à l’intérieur du corps, chaque organe est en parfait état. Je pourrais aussi comparer notre travail — pardonnez le peu d’humilité — à la restaurati­on de la chapelle Sixtine : sous les couches de vernis, les couleurs étaient extraordin­aires.» Giles Martin, à propos des pistes de départ dans lesquelles l’équipe a pu plonger pour remixer Pepper

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 ?? UNIVERSAL MUSIC ?? Ringo Starr, John Lennon, Paul McCartney et George Harrison portant l’uniforme (devenu légendaire) associé à l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band
UNIVERSAL MUSIC Ringo Starr, John Lennon, Paul McCartney et George Harrison portant l’uniforme (devenu légendaire) associé à l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band
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ASSOCIATED PRESS Le groupe britanniqu­e en juin 1967, alors que paraît l’album

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