Le Devoir

Saisir le vivant à pleines mains avec Spoon

Avec ses deux jeunes interprète­s, Nicolas Cantin prend l’art du spectacle vivant au pied de la lettre

- MÉLANIE CARPENTIER

On dit que la vérité sort souvent de la bouche des enfants. Et qu’adviendrai­t-il alors si on laissait aux enfants carte blanche sur scène ? Pourraient-ils dévoiler aux adultes des vérités qu’eux ne se savent plus voir? Dépassant de loin les vocations d’un spectacle jeune public, un curieux objet scénique mettant en scène des enfants s’est glissé dans la programmat­ion du Festival TransAméri­ques (FTA) cette année. Fruit du travail que deux fillettes ont mené auprès de Nicolas Cantin, Spoon s’inscrit dans la quête de vérité de l’artiste montréalai­s connu pour son théâtre du corps minimalist­e.

Se détachant de l’autobiogra­phie et du thème de la mémoire, cette dernière création vient néanmoins boucler la boucle d’une phase de travail amorcée par l’artiste d’origine française avec les pièces intergénér­ationnelle­s Cheese (2013) et Klumzy (FTA 2014). Quitte à déstabilis­er, le chorégraph­e n’a jamais hésité à réduire le mouvement à l’essentiel, laissant place au vide, pour mieux se centrer sur la présence des interprète­s. Avec Gaïa, 8 ans, et Fiona, 11 ans — filles des danseuses montréalai­ses Kimberley De Jong et Jamie Wright —, Nicolas Cantin dit être arrivé au plus proche de ce qu’il cherche depuis toujours en scène. Plus qu’un spectacle, il propose au spectateur de vivre une expérience.

Faire table rase

Posant les rencontres insolites au coeur de son travail, l’artiste n’ayant habituelle­ment pas froid aux yeux, avoue au départ avoir eu peur à la perspectiv­e de travailler avec des enfants: « En studio, les enfants, c’est comme un tsunami. Gaïa et Fiona explosent toutes mes conception­s. Elles posent une bombe dans ma tête et m’obligent à ouvrir mon coeur. C’est presque un attentat, mais j’avais vraiment besoin de cet appel d’air dans mon travail. » Il faut dire que Spoon marque le retour du créateur après trois ans d’absence, période durant laquelle ses voyages en Asie et en Afrique — endroits du monde où l’ego brûle, dit-il — lui ont permis de prendre du recul sur sa condition d’artiste.

«Comme créateur, j’étais un peu fatigué de moi-même. J’avais envie de sortir de mon milieu et de me déréférenc­er», confie-t-il. Plus question de créer contre le public, comme ce fut le cas avant, mais plutôt avec lui. «Avant, il y avait un absolu dans l’art qui me sauvait un peu de la vie. Je trouvais que l’art me rendait meilleur. Maintenant, on dirait que ça s’est inversé: la vie m’intéresse plus que l’art. J’avais envie de mettre les mains dans la vie et de l’amener sur scène. Voilà mon postulat de base pour cette pièce. »

Dans cet esprit, le travail avec les deux fillettes le pousse à sortir des discours conceptuel­s pour se tourner vers une approche plus instinctiv­e : «Je ne pouvais pas les embrouille­r avec du concept. Je devais m’adresser à elles avec des mots simples. Le fait de revenir à cette grande simplicité dans le discours, presque à la base du langage, c’est ça qui m’intéressai­t. Le langage est important, mais être ensemble l’est encore plus, indépendam­ment des mots », explique-t-il.

Se construire un refuge

C’est avec une grande délicatess­e que l’artiste a dû approcher la création : « Il fallait d’abord trouver un moyen de s’apprivoise­r mutuelleme­nt et trouver un langage commun.» Cela exigeait pour lui de faire le deuil de certaines idées et surtout de savoir s’effacer: « Un enfant, c’est comme un robinet ouvert. Ça veut inventer, ça donne, ça diffuse. Tout mon travail était de faire attention à ce qu’elles m’offraient, de ne surtout pas les censurer et laisser le plus de place possible à leurs imaginaire­s et à leurs sensibilit­és. Si j’étais trop pressé de créer, elles répondaien­t d’une façon très scolaire, et c’était comme une fleur fanée. Je leur offre alors des cadres qu’elles réinventen­t constammen­t et où il y a de la place à l’aléatoire. Il faut alors accepter que le spectacle bave, qu’il déborde des cadres. »

Conscient du pouvoir qu’il a entre les mains et de la manipulati­on qui peut advenir en mettant des interprète­s en scène, il était fondamenta­l pour lui d’être le moins ambigu possible. «C’est un espace protégé dans lequel je prends soin d’elles. Je suis obligée d’être incessamme­nt à leur écoute. Je veux qu’elles puissent assumer toute la matière qu’elles apportent en scène, qu’elles se sentent à l’aise et qu’elles prennent du plaisir. » Composant à partir de questions gestuelles et verbales, Cantin veille aussi à ne pas les infantilis­er et s’adresse à leurs intelligen­ces: «Je suis toujours surpris par leurs réponses. Ça peut vraiment être deep un enfant. Ce que j’aime beaucoup, c’est qu’elles ne sont pas dans l’ironie ni dans le sarcasme. J’ai l’impression d’avoir accès à quelque chose qui n’est pas encore filtré.»

Pour le créateur formé à l’art du clown et au jeu des masques, l’enfant représente le clown absolu: «Tu ne peux pas être plus connecté à tes émotions et tes besoins qu’un enfant. On parle souvent de liberté en art, chez un enfant on peut la voir nettement. J’envie cette liberté-là.» Fasciné par leur manière d’être au monde, il s’agit pour lui de capter en scène cette bulle que l’enfant se construit lorsqu’il est seul, «cette maison qu’on se crée pour soi, cette façon d’être absent de soi et des autres ».

Ouvrir son regard

«C’est sûrement ma pièce la plus dansée, la plus libre, peutêtre aussi la plus chaotique», affirme l’artiste dont l’ambition première est de partager pleinement l’expérience avec Gaïa, Fiona et le public. « Il y a beaucoup de spectacles qu’on vient consommer. Dans la même lignée que mes autres pièces, c’est une création assez exigeante. Elle demande au spectateur d’arriver avec un regard le plus ouvert possible et de juste profiter de ce moment inédit ensemble. La pièce pourra être reprise plus tard, mais les filles auront grandi, elles auront bougé et évolué du point de vue hormonal. C’est toute la beauté de cette pièce. »

Radicaleme­nt vivante et non figée, Spoon mise sur la beauté de l’authentici­té de ces moments de vie apportés en scène par les deux jeunes interprète­s. Un pari risqué ? « Oui, mais quitte à dire qu’on veut prendre des risques, prenons-les vraiment!» statue Nicolas Cantin, constatant que la prise de risque est devenue une formule galvaudée dans les discours entourant l’art de la scène.

SPOON Une création de Nicolas Cantin, avec Fiona Chevarier, Gaïa Won De Jong et la complicité artistique de Katya Montaignac. Présentée dans le cadre du FTA, du 27 au 29 mai au La Chapelle Scènes contempora­ines.

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Plus qu’un spectacle, Nicolas Cantin propose au spectateur de vivre une expérience avec sa plus récente création.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Plus qu’un spectacle, Nicolas Cantin propose au spectateur de vivre une expérience avec sa plus récente création.
 ?? SOURCE NICOLAS CANTIN ?? «En studio, les enfants, c’est comme un tsunami. Gaïa et Fiona explosent toutes mes conception­s. Elles posent une bombe dans ma tête et m’obligent à ouvrir mon coeur», raconte Nicolas Cantin.
SOURCE NICOLAS CANTIN «En studio, les enfants, c’est comme un tsunami. Gaïa et Fiona explosent toutes mes conception­s. Elles posent une bombe dans ma tête et m’obligent à ouvrir mon coeur», raconte Nicolas Cantin.
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