Robert Goyette, une vie à dompter l’imprimé
Le vétéran du magazine laisse un milieu qui devra se réinventer
Le domaine du magazine, Robert Goyette connaît bien. Très bien, même, lui qui a passé le plus clair des 45 dernières années à écrire ou à gérer des imprimés, en particulier le Reader’s Digest, où il a laissé sa marque pendant une trentaine d’années.
C’est sans compter son implication de longue haleine dans les associations québécoises et canadiennes d’éditeurs. En avril, Magazines Canada a d’ailleurs nommé M. Goyette bénévole de l’année, juste avant que l’homme ne prenne sa retraite.
Le vétéran, qui se définira souvent pendant l’entretien avec Le Devoir comme « un vieux de la vieille», a vu neiger depuis ses premières lignes au Montreal Star, en 1973. Il quitte un milieu des magazines qui s’estime en perturbation.
«C’est un monde en transition, en changement, analyse Robert Goyette. Il faut comprendre que les belles années des médias sont finies. Il faut attendre que la poussière retombe pour savoir quelle est l’assiette publicitaire, et qui va être encore là pour se la partager.»
La publicité reste donc le nerf de la guerre, un peu comme dans les journaux. Et les plus touchés sont les magazines généralistes comme L’actualité, Châtelaine, Coup de pouce ou Reader’s Digest, chez qui la publicité se tarit.
«Dans les belles années du magazine, dans les années 1980, on était incontournable parce qu’on avait un lectorat fidèle et unique, on était les seuls à pouvoir les rejoindre dans un cadre comme celui du magazine [pendant] des moments de détente et de loisir où les publicités sont bien accueillies», raconte M. Goyette.
Évidemment, le marché publicitaire se déplace en ligne, mais pas vraiment sur les sites Internet des publications, préférant très souvent Facebook et Google, constate le nouveau retraité. «Parce que ce sont eux qui sont capables de rejoindre aujourd’hui le lectorat qu’on était les seuls à pouvoir rejoindre autrefois.»
Tout le monde tente de garder la tête hors de l’eau, en essayant de développer de nouvelles approches, de nouveaux modèles d’affaires, croit M. Goyette. «Même les publicitaires se cherchent, ils essaient des choses. Ç’a été Facebook, puis Twitter, ç’a fait son temps. Puis Instagram, Pinterest… Quand il y a une nouveauté, les publicitaires l’essaient, pour voir que ça n’augmente pas les ventes, que ce n’est pas un bel environnement pour développer sa marque.»
Lacs et océan
Mais tout le monde n’est pas frappé de la même manière par les mutations publicitaires. Car tous les magazines n’ont pas la même structure, le même public.
« Il faut regarder le monde du magazine non pas comme un océan, mais comme plusieurs petits lacs», illustre l’ancien patron du Reader’s Digest, où il a travaillé une trentaine d’années en deux passages. Certains lacs vont s’assécher et disparaître, mais d’autres restent en bonne santé.
Robert Goyette donne l’exemple de Protégez-vous, pour qui l’abonnement est plus important que pour plusieurs publications, et où les lecteurs sont prêts à payer pour avoir accès aux différents tests. Et il y a aussi le vaste monde des magazines spécialisés, qui s’adressent à des clientèles ciblées.
«Et ne cherchez pas Google là» , illustre-t-il. Ici, les annonceurs ne veulent pas rejoindre des millions de personnes, mais bien les bonnes personnes, dans les pages de magazines qui se spécialisent dans un domaine. «Eux, ils ont encore un auditoire incontournable.»
Robert Goyette donne l’exemple du monde de l’agriculture, où il existe même une publication nommée Manure Manager, littéralement «gestionnaire de lisier». «Ç’a l’air bête à dire, presque risible, mais vous regardez les annonceurs là-dedans, ils vendent des appareils pour récupérer ou nettoyer le lisier, ça vaut des dizaines et des centaines de milliers de dollars.» Eux ne sont pas dans la… euh, dans le pétrin.
S’en sortir
Il reste que les titres grand public doivent trouver une façon de s’en sortir. Tous ou presque ont misé depuis quelques années sur des versions numériques. Le hic, croit Robert Goyette, c’est que la création d’une application officielle, à déposer sur Apple Store ou Google Play, coûte très cher. «Je ne pense pas que vous allez y trouver votre compte, vous allez investir à perte, dit-il. Est-ce qu’on continue là-dedans? La plupart disent non.»
D’expérience, il estime toutefois que les agrégateurs numériques de magazines, comme Texture, peuvent devenir un bon modèle d’affaires. À Reader’s Digest, les revenus y étaient suffisants pour «remplacer un peu le marché déprimé des ventes en kiosque».
Une des sources de revenus qui est venue s’ajouter dans les pages de plusieurs publications est le contenu commandité, des articles financés par une marque, par exemple, même si le contenu est créé par un journaliste. Robert Goyette continue de croire qu’il faut être bien prudent avec cette approche mêlant le rédactionnel et le publicitaire.
« Je ne prends pas les lecteurs pour des cons, mais je veux qu’on soit francs avec eux, pour leur dire d’où ça vient, qui paye pour.» Il estime que ces textes doivent être clairement affichés comme tels. Pour sa part, il refusait que les contenus du genre soient écrits par des employés réguliers de sa publication.
«Maintenant, c’est difficile de dire non quand il y a des emplois à conserver, des gens qui comptent sur vous pour nourrir leur famille et que les revenus ne sont pas là. Mais j’essaie de le faire sans compromission pour le lecteur.»
De nouveaux joueurs?
Les gros joueurs d’antan se sont achetés et rachetés au fil des années, laissant tomber au passage les titres se ressemblant trop. Mais est-ce que l’état actuel des lieux permettrait la naissance de nouveaux joueurs? Robert Goyette répond avec une mise en situation. «Aujourd’hui, vous êtes, disons, la famille Rogers, et vous avez le choix entre lancer un magazine — qui va peut-être être rentable dans trois ans, voire cinq ans — ou étendre votre réseau cellulaire ou faire une promotion sur les iPhone 7 avec un rendement dans deux mois… Vous allez de quel côté, vous? Alors bon.»
C’est plutôt du côté des petits joueurs que M. Goyette voit de possibles nouveaux venus. «Les vrais directeurs de magazine, ce sont souvent des passionnés, des gens qui sont dans un domaine, qui voient une occasion, il y a des annonceurs qui se mettent là-dedans, on se lance, ça prend ou ça ne prend pas. C’est plus ça qui va arriver. » Parce qu’au-delà des chiffres, il reste heureusement la passion, celle, contagieuse, de Robert Goyette.