Meags Fitzgerald, ou l’identité par la couleur des cheveux
Les insouciants raconte un long flirt entre deux êtres que tout sépare
C’est un roman d’amour impossible, de guerre imminente, d’évasion et de migration.
Alors qu’il entreprend de nous raconter l’histoire de Karin Weinbrenner, le narrateur s’empresse d’ajouter qu’elle «est l’armature autour de laquelle ma vie s’est constituée ». Et comme c’est lui qui la raconte, cette histoire est aussi largement la sienne.
Né en 1909 sur l’île de Wight, dans une maison baptisée Sanssouci, Hermann Lange, dit Billy, a depuis toujours été partagé entre langues, pays et cultures. Son père, né luimême sur un bateau allemand au large des côtes californiennes, avait reçucomme par accident la citoyenneté allemande.
«C’est ici que commencent les ennuis», explique le narrateur du troisième roman de Peter Behrens, Les insouciants, qui tisse ici un réseau de trajectoires familiales complexes, écartelées entre deux ou trois pays et deux terribles guerres mondiales.
Car skipper et gardien de maison pour un riche Allemand d’origine juive, le père de Billy, en raison de sa nationalité, sera emprisonné à Londres pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale.
Et puisque la fille des propriétaires, Karin, n’avait qu’un an de plus que le narrateur, ils passeront tous les deux la plupart de leurs étés ensemble, développant une relation de proximité ambiguë. Ils vont ainsi partager un enthousiasme particulier pour la série des Winnetou de Karl May — formidable écrivain mystificateur allemand —, rêvant ensemble d’évasion vers la Llano Estacado, la terre sacrée des Apaches mescaleros, «pays d’ours et de coyotes, de charognards ».
Personnage de jeune femme libre et désinvolte, «les cheveux coupés à la garçonne, avec une frange qui lui voilait presque les yeux », Karin a trente ans en 1938. Hitler était au pouvoir depuis cinq ans, les incidents racistes se font de plus en plus nombreux. «Je ne prétends pas que je voyais l’avenir. Le présent était assez horrible comme ça. Qui pouvait imaginer des camps d’extermination? Des milliers de bombardements aériens? Pas moi. Pas Buffalo Billy.»
Assurément, Les insouciants est l’histoire d’une fascination. C’est celle aussi d’un long flirt entre deux êtres que tout semble séparer. Un amour en demi-teintes qui va virer au tragique, emporté par le souffle violent de l’Histoire. «Il n’y a jamais eu un temps dans ma vie “avant” Karin. Elle est en moi depuis le commencement. Nous sommes nés dans la même chambre, après tout. Pas la même année, mais la même saison. La même mer, la même variété de lumière. Mêmes rideaux ondulant dans la même brise marine. Elle est toujours là, toujours, dans mes pensées, dans ma vision du monde. Sanssouci. Je me demandais autrefois si nous n’étions pas deux parties de la même personne, incomplets l’un sans l’autre, toujours en manque de quelque chose.»
Nourris de leurs rêves de Grand Ouest et de liberté, ils vont tous les deux fuir l’Europe in extremis et s’embarquer pour la route RotterdamNew York-Texas-HollywoodVancouver.
Fantômes du passé
Peter Behrens (La loi des rêves, Les O’Brien, Philippe Rey, 2008 et 2014), né à Montréal en 1954, a raconté avoir en quelque sorte servi de médium pour exorciser certains des fantômes de son histoire familiale. Les insouciants s’inspire en partie de l’itinéraire de son père, un Allemand possédant un passeport britannique qui avait lui-même voyagé à bord du tout dernier train reliant Francfort et Rotterdam en 1938, avant d’immigrer au Canada.
La narration, qui s’effectue d’une voix forte, sensible et attachante, mélange le récit fait par Billy et différentes lettres des protagonistes. De l’île de Wight à la côte ouest de l’Irlande, de Francfort à Berlin, du sud-ouest américain à Vancouver, Peter Behrens pose cette histoire d’amour tragique — coeur vibrant des Insouciants — sur le décor d’une Europe en flammes.
Mais rien n’est simple ici, et «il n’est pas de pays des rêves existant ailleurs que dans nos rêves ».