Sade en état de recomposition avancée
Un livre-disque illustré plonge dans la pensée du plus noble archange de l’immoralité
C’est Patti Smith qui disait, dans l’un de ses moments lumineux : «I don’t fuck much with the past but I fuck plenty with the future » (Je ne badine pas avec le passé, mais je me permets bien de le faire avec l’avenir). À l’inverse de la punk rimbaldienne, l’auteur Dominic Marion ambitionne, lui, de jouer sur ces deux temporalités avec Ouverture du cadavre de Sade, livre-disque illustré qui s’attaque au caractère énorme et intenable de l’oeuvre de Donatien Alphonse François de Sade, tout en faisant ce que bien peu, à part Pasolini, Adorno et Kresnik, ont daigné faire: ramener celle-ci dans le réel, sans prendre la tangente biographique habituelle, histoire d’en extraire toutes les violences.
Retour en arrière. Le 2 décembre 2014, jour de l’anniversaire du bicentenaire de la mort de Sade, 48 heures à peine avant de soutenir une thèse de doctorat portant sur les manières de lire, de dire et de penser la transgression chez ce dernier, Dominic Marion se trouve à Montréal. Il est devant une poignée d’initiés, en compagnie du musicien Philippe Battika, avec qui il oeuvre au sein du duo Totenbaum Träger.
Drapé des projections du réalisateur Charles-André Coderre (Désert, Jerusalem in my Heart), Marion célèbre un texte dont le manuscrit a connu l’un des plus imprévisibles destins de la littérature française : Les cent vingt journées de Sodome.
Ce texte, il l’a savamment charcuté afin d’en faire ressortir cette « violence aujourd’hui invisible qui, systématiquement, favorise le consentement passif, voire l’oubli », comme il l’écrit. Une entreprise d’« économie libidinale » en phase avec ses recherches universitaires et pertinentes pour penser le partage de la jouissance, audelà de l’idée des pulsions sexuelles.
La position du sadique
Pour Dominic Marion, l’aspect imaginaire, amplement exploité par les surréalistes, est loin d’être celui à privilégier pour saisir Sade. « C’est important de le réintroduire dans le réel. Ce qui s’est passé autour du bicentenaire, audelà d’initiatives comme l’exposition présentée par Annie Le Brun au Musée d’Orsay, c’est surtout une marchandisation du personnage: un brandy Sade, un champagne Sade, un parfum Sade.»
Postfacé par Robert Richard (auteur d’un récent essai sur le compositeur Claude Vivier), Ouverture du cadavre de Sade est tout sauf un travail de relecture ludique. Concentré des violences de l’oeuvre originale, la plaquette de 176 pages est illustrée d’encres de Mivil Deschênes et entrelardée de collages et d’extraits de partitions musicales. Elle est conçue pour être lue en une seule séance. Le tout est accompagné par la musique de Totenbaum Träger, laquelle pige autant dans les compositions de Cherubini que dans les dissonances et les infinis crescendo de la formation métal Sunn O))) et autres Earth.
« La meilleure manière que j’ai trouvée pour énoncer et rendre visible la violence, c’était de moi-même prendre la position du sadique, en tant que musicien, et d’incarner celle-ci à partir du volume», explique Dominic Marion en entrevue.
Lecture économique
L’auteur insiste pour dire qu’il a surtout voulu rendre visible tout ce qu’il y a d’illégitime et d’inacceptable chez Sade, sans tomber dans la pornographie, sans rendre le tout excitant. «On nous fait croire que Sade va de soi, qu’il est un grand écrivain. Oui, je trouve que c’est un grand écrivain, mais dans quelle mesure… c’est ça, la question ! »
D’après lui, il existe avant tout une énorme perversion de la langue classique chez Sade. À son époque, cette langue littéraire était utilisée pour trouver d’élégantes tournures pour éviter d’aborder de plein fouet l’indicible. Sade l’utilise avec allégresse pour décrire avec réalisme et précision les sexes géants, les corps tuméfiés et les effusions de sang.
La relecture-recomposition de Marion pense la violence sublimée dans les contraintes économiques et sociales. Une violence qui existe, mais que l’on cache puisqu’elle n’est pas faite au corps. La logique du désir s’y oppose à la lecture économique, renforcée par les quatre classes sociales que Sade met en scène: l’administration politique, le clergé, la finance et la noblesse d’épée.
De la pensée sadienne, Dominic Marion propose une lecture réaliste et historique qui rencontre une lecture poétique et imaginaire. Il révèle surtout une écriture qui suscite une interprétation critique, en contenant sa propre négation, sa propre autodestruction, en même temps sa propre genèse herméneutique.