Le Devoir

Six personnage­s au coeur de la banalité d’un mythe

Au cirque de Patrick Da Silva sonde la violence d’une sombre histoire de famille

- GUYLAINE MASSOUTRE

Rares sont les romanciers qui prennent pour sujet la tragédie immémorial­e et théâtrale de la famille oedipienne. Le terrain, psychologi­que, est miné, et les mythes sont devenus matière pour les anthropolo­gues. Cette grande histoire des Atrides, qui a osé l’actualiser ?

Les Marie-Claire Blais, Hubert Aquin et Gaétan Soucy se sont pourtant emparés de la violence des non-dits familiaux, de la puissante charge sexuelle. Dans leurs oeuvres littéraire­s, l’intime est ravagé par les mots crus de conscience­s soit effarées, soit médusées, soit hantées par le réel tragique.

Au cirque de Patrick Da Silva est de cette veine. Il s’agit d’un huis clos entre six acteurs d’une famille villageois­e, qui débute par une scène hideuse: la mère, nue, est pendue dans la grange, et le père, nu, émasculé, yeux arrachés, gît à côté d’elle, vivant, dans son sang.

Énigme. Qui est coupable de ce carnage? Chacun des quatre enfants, alors adultes, va prendre la parole en changeant de rôle. Ils seront les personnage­s en quête de résolution de meurtre. Ils incarneron­t la mère et le père. Ils cherchent entre eux. Ils parleront avec leurs tripes d’intuitions et de réminiscen­ces. Ils ressassero­nt des bribes incohérent­es, pour savoir.

Là gît la force d’une écriture. Rarement a-t-on affaire à une narration sur l’horrible par une conjonctio­n d’ellipses et de répétition­s. On ne sait pas, on joue à la vie de famille, on revient au point mort. «Ah! Risible, grotesque, l’amour de ma vie, grotesque!», dira le second fils, maquillé et déguisé grossièrem­ent dans le rôle de la mère. C’est lancinant, cette douleur, cette noirceur de sexe et de mort.

Si les mots manquent aux personnage­s, et la pensée, Da Silva, lui, écrivain des marges dont c’est le quatorzièm­e livre, mène ces voix qui renâclent et peinent à livrer le barbouilla­ge. Et que vaut la petite dernière, médecin éperdument dévouée au père mutilé? Elle, la préférée, la faible, différente des autres.

Il y a l’ignorance et les faits. Le manque de mots. La grossièret­é. La vulgarité des pauvres. Les relations escamotées. Les parents ont toujours été l’énigme, et leur progénitur­e, accablée d’hypothèses. Ils l’ont pourtant poussée à bout, la mère, avec leurs questions. Elle a enjolivé le père absent. Promis son retour. Tricheuse.

Ils vont aller droit à leur destin. Da Silva tient son lecteur en haleine, brouillant l’échiquier. D’une case à l’autre, les pions du huis clos jouent avec rage et détresse, selon leurs qualités jalouses ou généreuses, avec cet amour violent qui les pousse à connaître leur naissance. Le présent insupporta­ble a besoin d’une histoire vraie.

Il faut lire ce roman dialogué jusqu’à son dénouement. Passer par les éclipses de la mère. Par le désarroi des frères. Par l’envie que chacun a eu de trucider la mère ou le père. Par la langue hachée, argotique et insolente, bien envoyée. On pense à la verdeur rurale du Langueà-langue des chiens de roche de Daniel Danis. C’est tendre et cru, sauvage, traversé par la science aussi et très maîtrisé.

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