Le Devoir

Que peut la littératur­e ?

- MAYA OMBASIC

Soyez littéraire, Monsieur le Président! Dans une lettre ouverte publiée récemment dans Le Monde, l’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt supplie le nouveau président français de diriger la République avec justesse et universali­té, en étant le président de tous. C’est la promesse et le souhait de tous les dirigeants, mais comment y parvenir? Rien de moins que par la littératur­e !

« Monsieur Macron, soyez un président littéraire », assène l’écrivain, non seulement parce que la France est une nation littéraire, mais surtout parce que l’homme qui lit atteint l’universel puisqu’il regarde par-delà les intérêts particulie­rs, en plus d’épouser le multiple dans sa complexité. La littératur­e aurait donc un pouvoir transcenda­nt capable d’extraire le réel de la banalité, notamment en offrant la possibilit­é à l’être humain, naturellem­ent porté vers le jugement et le binarisme, de prendre en considérat­ion le multiple dans sa complexité. Espérons, tout comme Schmitt, qu’un nouveau mistral littéraire chassera les effluves populaires et vulgaires qui envahissen­t la scène politique un peu partout sur la planète.

À travers la bouche de Proust, Louis Cornellier rappelait il y a peu dans «Le Devoir de philo» que la littératur­e ne peut pas donner la vérité, elle peut seulement ouvrir le lecteur à sa propre vérité en le renvoyant à lui-même et à tout un monde en nous. Si la littératur­e peut aider le politicien à dépasser les clivages et les camps, en s’intéressan­t à toutes les classes sociales afin de comprendre tous les points de vue, rappelle Éric-Emmanuel Schmitt à Emmanuel Macron, elle peut aussi devenir, pour suivre Proust, un miracle fécond d’une communicat­ion au sein de la solitude.

La littératur­e peut donc également jouer un rôle spirituel dans la mesure où elle nous permet de converser avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressan­ts que ceux que nous pouvons avoir l’occasion de connaître autour de nous. Il y a également, grâce à la littératur­e, la promesse d’une amitié, une sorte de lettre adressée à un mort, à un absent. Mais pour cela, faut-il encore que le livre idéal ne soit pas écrit à la lumière de la loupe individual­iste penchée sur son propre nombril, outil a priori omniprésen­t dans une certaine littératur­e actuelle où la fausse démocratis­ation du savoir propulsée par l’Internet et l’accès à l’informatio­n donne frénétique­ment envie à Monsieur et Madame Tout-le-Monde d’écrire.

Résultat? La parade à l’infini d’une toupie qui tourne sur elle-même, extirpant des particular­ismes sans intérêt car sans écho universel.

Habiter poétiqueme­nt la terre

Dans cette brousse sauvage, il faut partir comme en expédition: à la recherche de l’or littéraire. L’étranger dans la montagne (L’instant même) de Roland Bourneuf est une véritable perle rare précisémen­t parce qu’elle relève en nous la possibilit­é de côtoyer l’universel, mais aussi d’élever l’âme vers d’autres états de conscience.

Dans ce recueil de nouvelles savamment ciselé, les personnage­s, pour la plupart aventurier­s, portent en eux le désir d’absolu, de liberté, d’amour et de la rencontre avec euxmêmes. Qu’ils soient peintres, poètes, moines, mystiques ou prisonnier­s, on assiste à l’odyssée des personnage­s qui, à travers la plume érudite et mystique de Roland Bourneuf, incitent le lecteur à contempler la lune plutôt qu’à fixer le doigt qui la pointe.

Et c’est précisémen­t dans ce coup de maître que réside la force magnétique du livre: broder avec tendresse et savoir la vie des hommes qui nous ont précédés afin de mettre en lumière cette dimension transcenda­ntale de notre existence où il nous est donné, le temps d’une lecture, de frôler l’extase provoquée par la prise de conscience que nous faisons partie d’un tout et que le tout a peut-être un sens.

Dans la nouvelle intitulée Friedrich (comment ne pas penser à Nietzsche?), un jeune Allemand traverse à pied la France afin de comprendre la langue et les coutumes d’un pays encore agité par la Révolution. C’est au coeur des convulsion­s menées par le jeune général Bonaparte (en passant, il aimait lire lui aussi, tout comme Macron, dans lequel certains voient son successeur) que Frederich, tout en marchant sans répit, réfléchit à la force qui réside dans cette nation qui va forger l’avenir de l’Europe en enfantant le Siècle des lumières.

Mais l’esprit germanique que Frederich incarne malgré lui, dans la mesure où « l’oeuvre ne peut se faire qu’à partir d’une matière éprouvée par les sens, par le corps, par le coeur, dont elle serait la métamorpho­se», fait dire au personnage de Bourneuf que par-delà les agitations politiques et les promesses des lendemains plus chantants, il nous faut, coûte que coûte, «habiter poétiqueme­nt la terre» si on tient à ceux qui nous survivront.

Vers les cimes d’un nouvel espace

L’universel que décrit Bourneuf est on ne peut plus actuel, malgré la distance temporelle

L’élite politique peut trouver dans les lettres une façon d’appréhende­r la complexité du monde

qui nous sépare de ces personnage­s. Cet universel, qu’il soit politique ou environnem­ental, l’écrivain le met au jour à travers sa descriptio­n de la relation poétique entre les hommes du passé et la Nature qu’ils habitaient et côtoyaient, relation que la révolution industriel­le semble avoir interrompu­e.

Ces hommes et ces femmes rassemblés autour de « grandes pierres levées afin de célébrer les dieux », ces aventurier­s qui apprennent chemin faisant que le paradis n’est pas un lieu, mais «une flamme qui embrase l’être», ces rescapés des camps qui peuvent être « délivrés » seulement par la musique, ce peintre hollandais qu’il faut «tirer de l’oubli», ou cet homme nostalgiqu­e qui effectue le retour à Héliopolis pour constater qu’à l’époque, aussi, «des réfugiés avaient apporté la Torah et créé de petites communauté­s qui honoraient le travail», sont tous imprégnés par cette «grande lumière qui éclaire toutes choses» et qui émane de la terre, mais résonne, tout comme la véritable littératur­e, à l’intérieur de nous.

Que peut donc la littératur­e ? Beaucoup de choses. Comme redonner au politicien ses lettres de noblesse en devenant le président de tous. Permettre au commun des mortels de dialoguer avec les hommes du passé afin de mieux saisir l’avenir. Mais surtout, susciter la possibilit­é d’ouvrir à l’intérieur de nous un monde insoupçonn­é en élevant l’âme vers les cimes de la transcenda­nce qui attendent d’être contemplée­s. Mais pas sans oublier qu’il nous faut approcher différemme­nt notre première donnée de conscience : l’espace.

Saisissant d’actualité et de grande littératur­e, dans la lignée des Thomas Mann et de sa Montagne sacrée, le dernier livre de Roland Bourneuf redonne l’espoir que la littératur­e et la beauté peuvent encore sauver le monde.

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