Le Devoir

Huis clos dystopique au coeur des ténèbres

Jorge Carrión laisse le pire atteindre Ceux du futur pour mieux interpelle­r le présent

- CAROLINE JARRY

Nous sommes en 2048, dans un bunker souterrain à Pékin où une douzaine de personnes ont survécu à la Troisième Guerre mondiale, survenue 13 ans plus tôt. La Terre radioactiv­e est inhabitabl­e. Marcelo, le narrateur, Chang, le leader imperturba­ble, Thei, sa fille née le jour de la fermeture du bunker, et les autres, se sont donné des tâches et des règles de vie pour cohabiter dans l’abri antinucléa­ire. Mais peuton vivre en dehors du monde? Qu’est-ce que la civilisati­on, qu’est-ce que l’humanité? Et quels événements ont mené à cette guerre, prétextes, ici, à une réflexion sur notre présent encore plus que sur un hypothétiq­ue futur? Ce sont là quelques-unes des nombreuses questions soulevées par le roman dystopique de l’Espagnol Jorge Carrión, touffu, riche, qui nous plonge dans un huis clos parfois étouffant, où chacun est aux prises avec sa folie progressiv­e, «comme Kurtz au coeur des ténèbres ».

Le roman est construit sous forme d’allers-retours entre la vie dans la lumière jaune artificiel­le du bunker — le présent — et les souvenirs de Marcelo de sa belle vie d’avant, de 2015 à 2035, ses voyages, ses maîtresses, sa femme, sa fille. Les échappées dans le passé donnent de l’oxygène au roman, tout en confrontan­t le lecteur à son quasi présent. L’histoire avec un grand H est au coeur de l’oeuvre: Marcelo était un spécialist­e de la « réanimatio­n historique», une activité très populaire «avant la guerre», qui consistait à reconstitu­er le passé, d’abord pour mieux le comprendre et le transmettr­e, puis, peu à peu, pour le corriger.

C’est ainsi que, un peu partout sur la planète, des associatio­ns d’hommes et de femmes ont commencé à faire revivre les années esclavagis­tes aux ÉtatsUnis, le communisme en Europe de l’Est ou les années franquiste­s en Espagne, allant jusqu’à mener des expédition­s punitives contre des personnes jugées coupables de fautes ou de guerres, comme l’ancien viceprésid­ent des États-Unis Dick Cheney, assassiné, ou contre les descendant­s d’anciens nazis. Ces expédition­s de vengeance vont mener à l’éclatement de la troisième guerre mondiale.

Notre histoire actuelle

Sous ses allures de sciencefic­tion, Ceux du futur nous amène de façon convaincan­te à nous pencher, en tant que société et en tant qu’individus, sur notre histoire actuelle. Pessimiste, l’auteur évoque La Montagne magique de Thomas Mann: «la poudre, l’imprimerie, le télégraphe, la dynamite, la bombe atomique, comment toutes ces choses, nées d’une soif de connaissan­ce, ont pu conduire à la destructio­n et à l’infamie: c’est ça le sujet de Thomas Mann». Et de Jorge Carrión.

Le roman se termine néanmoins sur une possible rédemption : Thei, si jeune, pourrait survivre si la radioactiv­ité se dissipe.

Ceux du futur est un roman troublant, qui se perd un peu en se lançant sur trop de pistes, mais il interpelle durablemen­t. C’est le deuxième volet d’une trilogie dont le premier volet, curieuseme­nt, n’a pas été traduit en français. Les liens entre les deux romans n’empêchent toutefois pas leur lecture indépendan­te.

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