Le Devoir

Défendre le progrès contre ses promoteurs

Jacques Bouveresse ranime de vieilles idées pour en retrouver toute leur jeunesse

- MICHEL LAPIERRE

C’est grâce aux journaux que Karl Kraus (1874-1936) a enfin découvert le progrès, pomme de discorde de grands penseurs. Le satiriste autrichien l’a décelé dans la bourgeoise qui, pour assister à bas prix à une symphonie, va, habillée en pauvresse, à un concert pour les ouvriers. Inspiré par cela, le philosophe Jacques Bouveresse montre que le mythe du progrès est ce qui s’oppose le plus au vrai progrès, toujours indispensa­ble à la survie de l’humanité.

Dans son essai Le mythe moderne du progrès, sur un titre semblable de son confrère finlandais Georg Henrik von Wright (1916-2003) dont il commente la pensée à la lumière de Kraus, Bouveresse, professeur au Collège de France, né en 1940 dans le Doubs, rejette l’optimisme béat qui fait oublier l’existence des maux non guérissabl­es. Il estime que von Wright «a compris mieux que d’autres que le progrès peut avoir besoin d’être défendu aussi et peut-être même en priorité contre certains de ses amis actuels ».

Il faut surtout le défendre contre les doutes exprimés à son sujet par un philosophe aussi immense que Ludwig Wittgenste­in « Renoncer purement et simplement à l’idée de progrès serait en tout cas, effectivem­ent, renoncer à l’idée que le monde dans lequel nous vivons n’est pas le seul possible»

Le mythe moderne du progrès

(1889-1951) et des écrivains aussi pénétrants que Robert Musil (1880-1942) et George Orwell (1903-1950). C’est à cette tâche difficile que Bouveresse s’attelle avec tact. Il signale que, lorsque von Wright, à la veille du deuxième conflit mondial, demanda à Wittgenste­in si l’Europe avait besoin d’une autre grande guerre, celui-ci répondit: « Pas une mais deux ou trois. »

Surprend encore plus le propos que le philosophe britanniqu­e d’origine autrichien­ne tiendra, une fois la guerre commencée: « Bien sûr, ce sera terrible si les nazis l’emportent, mais terribleme­nt glauque si ce sont les Alliés.» Bouveresse relie cet indifféren­tisme à la pensée de Musil qui, né en Autriche comme Wittgenste­in, discerne dans l’Occident de l’époque «un surprenant mélange de sensibilit­é aux détails et d’insoucianc­e devant l’ensemble».

L’écrivain autrichien précise : « L’impression que donne notre époque est tout bonnement qu’un géant qui mange et boit énormément et fait une quantité prodigieus­e de choses ne veut rien savoir de cela, et se déclare en état de faiblesse et de dégoût de tout, comme une jeune fille fatiguée par sa propre anémie.» Son confrère britanniqu­e Orwell voit plus, semble-t-il, le mythe du progrès que le vrai progrès comme «un degré de profondeur sous-humain effrayant dans la mollesse et l’absence d’énergie».

Malgré sa conscience aiguë de la déformatio­n fréquente de l’idée de progrès, Bouveresse persiste à penser que le vrai progrès est nécessaire dans un monde plus que jamais menacé par un désastre écologique et un accroissem­ent des inégalités. La lucidité donne à sa conviction un poids unique. Disséquée, la vieille idée de progrès retrouve vie et jeunesse.

Extrait de

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ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE Des ouvriers travaillen­t dans une usine d’armements en Grande-Bretagne, à l’orée de la Seconde Guerre mondiale en novembre 1938.

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