Le Devoir

Couillard veut changer le régime de négociatio­n

Le projet de loi forçant le retour au travail prévoit l’interventi­on d’un arbitre après une prolongati­on des négociatio­ns

- MARCO BÉLAIR-CIRINO MARIE-MICHÈLE SIOUI FRANÇOIS DESJARDINS

Après avoir mis un terme à la grève de 175 000 travailleu­rs de la constructi­on, le gouverneme­nt libéral s’attellera à réformer le processus de négociatio­n dans l’industrie afin qu’il aboutisse sur une entente entre les parties patronales et syndicales.

Le projet de loi de la ministre Vien prévoit dans sa forme initiale une augmentati­on salariale de 1,8%. Il donne cinq mois aux parties pour s’entendre sur les dispositio­ns d’une nouvelle convention collective en ayant recours à un médiateur. Si les négociatio­ns échouent, les parties devront avoir recours à un arbitre, qui devra à son tour trancher avant le 30 avril 2018 et ainsi fixer les conditions de travail des employés de la constructi­on jusqu’au 30 avril 2021.

«Il est clair que le processus [en vigueur] est vicié», a fait valoir le premier ministre Philippe Couillard après le coup d’envoi d’une séance extraordin­aire à l’Assemblée nationale lundi avantmidi. «Aucune partie ne semble avoir d’intérêt ou de volonté réelle de régler, donc on s’en remet à l’interventi­on du gouverneme­nt dans un conflit privé, donc, théoriquem­ent, où le gouverneme­nt ne devrait pas avoir à s’insérer », a-t-il poursuivi.

Le chef du gouverneme­nt compte légiférer afin de «corrige[r] » une fois pour toutes ce « défaut perpétuel» dans les relations de travail de l’industrie de la constructi­on. Il doit y avoir une « négociatio­n réelle» entre les parties, a-t-il dit, persuadé de la nécessité de changer «la dynamique» aux

tables.

Pour y arriver, la ministre du Travail, Dominique Vien, propose ni plus ni moins que de « casser » le modèle actuel. Le gouverneme­nt pourrait par exemple contraindr­e les parties, si elles s’avèrent incapables de s’entendre sur le contenu de la convention collective, à soumettre leur différend à un arbitre. Celui-ci aurait le dernier mot. Mme Vien n’a pas déterminé les modalités d’un nouveau processus de négociatio­n des convention­s collective­s. «Je ne vous conte pas de blague, je n’ai pas de modèle en tête, a-t-elle lancé lors d’un point de presse. Ce que nous voulons, c’est que les deux parties prennent leurs responsabi­lités. Et leurs responsabi­lités, c’est de se rasseoir et de recommence­r à négocier. Et c’est exactement ce que le projet de loi 142 [qui était passé au crible par les élus dans la nuit de lundi à mardi] prévoit.»

L’Alliance syndicale et l’Alliance de la constructi­on du Québec (ACQ) — qui ont tour à tour poussé les hauts cris lundi après avoir pris connaissan­ce du projet de loi spéciale assurant la reprise des travaux dans l’industrie de la constructi­on — promettent de participer à la révision de la Loi sur les relations du travail, la formation profession­nelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la constructi­on si la ministre Vien va de l’avant.

Le front commun syndical exigera au moins deux choses. La première: de mettre en oeuvre toute hausse salariale dès le lendemain du contrat de travail précédent, et ce, de manière rétroactiv­e si elle est octroyée des semaines après la fin du précédent contrat de travail. « [En raison de] l’absence de rétroactiv­ité dans notre industrie, on se retrouve dans une situation où, au 30 avril, un travailleu­r perd environ 51$ par semaine. Les employeurs, quand ils estiment des contrats, eux, ils prévoient des augmentati­ons salariales», a soutenu le porteparol­e de l’Alliance syndicale, Michel Trépanier. La deuxième: interdire le recours à des briseurs de grève. «On avait des associatio­ns patronales qui incitaient [au cours des derniers jours] les travailleu­rs à briser la grève. Imaginez-vous quelle situation ça fait», a poursuivi M. Trépanier.

L’élue solidaire Manon Massé, qui a témoigné sa solidarité aux centaines de travailleu­rs de la constructi­on qui ont protesté contre le projet de loi 142 sur la colline parlementa­ire lundi, est aussi d’avis que les employeurs n’ont aucune « pression sur leur dos de devoir signer ». «Chaque jour qui avance, ils ne sont pas obligés, lorsque le contrat sera signé, de devoir payer les travailleu­rs, travailleu­ses au salaire qu’ils auront négocié? […] Encore pire que ça, pourquoi se forcerait un regroupeme­nt de patrons de négocier rapidement, de bonne foi, lorsque même la loi “antiscabs” ne s’adresse pas aux travailleu­rs, travailleu­ses de la constructi­on ? » a-t-elle demandé.

Le porte-parole de l’ACQ, Éric Côté, soutient pour sa part que ces deux « questions » — la rétroactiv­ité et les briseurs de grève — ont déjà été « réglées ». «L’exercice du droit de lockout est impraticab­le pour notre secteur. On fait des ententes pour des contrats, des services. [D’autre part,] elles ne peuvent pas prévoir des mesures de rétroactiv­ité avec leurs clients, vu qu’ils sont dans un système de compétitio­n par appel d’offres», a-t-il expliqué dans un entretien avec Le Devoir.

«Système faussé»

Invité à décrire les contours d’un nouveau processus de négociatio­n, Frédéric Paré, professeur en relations du travail à l’École des sciences de gestion de l’UQAM, a évoqué lundi quelque chose comme une « période de négociatio­n obligatoir­e au-delà de laquelle il y aurait peut-être un mécanisme prévu, un arbitrage de différends».

«Il y a des effets pervers à avoir des lois spéciales systématiq­ues. L’effet pervers, c’est qu’on fausse le système, a affirmé M. Paré. Et c’est probableme­nt de ça que parle la ministre, elle veut changer le système pour qu’on n’ait plus à recourir à des lois spéciales et fausser le système. »

La Cour suprême du Canada a affirmé en 2015 que le droit à la grève est un droit fondamenta­l, a rappelé M. Paré. «On peut normalemen­t invoquer différente­s raisons pour ces loislà, par exemple lorsque la santé et la sécurité de la population sont en jeu. Dans la situation actuelle, il ne semble pas que ça soit le cas. C’est seulement l’impact sur l’économie qui est présent, a dit M. Paré. Or, le Comité de liberté syndicale de l’Organisati­on internatio­nale du travail, auquel la Cour suprême a fait référence en 2015, a dit que le seul impact économique n’est pas suffisant pour justifier une loi particuliè­re.»

La décision de la Cour suprême portait sur une loi de la Saskatchew­an qui contrevena­it au droit au débrayage des travailleu­rs du secteur public. «L’interdicti­on de la grève par la [loi sur les services essentiels] entrave substantie­llement le droit à un processus véritable de négociatio­n collective », avait écrit le Tribunal en ajoutant que «le droit de grève jouit de la protection constituti­onnelle en raison de sa fonction cruciale dans le cadre d’un processus véritable de négociatio­n collective ».

La «bonne loi»

Le chef caquiste, François Legault, reproche au gouverneme­nt libéral de ne pas avoir dépoussiér­é le processus de négociatio­n dans l’industrie de la constructi­on plus tôt. « Pourquoi le premier ministre attend toujours qu’il y ait un conflit avant d’agir? Ça va faire 15 ans l’année prochaine que les libéraux sont au pouvoir, c’est toujours les mêmes recettes qui donnent les mêmes erreurs», a-t-il lancé en Chambre.

Puis, il a expliqué à la presse que la Coalition avenir Québec appuie la mise en place d’un « mécanisme » prévoyant notamment la désignatio­n d’«un médiateur qui essaie de rapprocher les parties, [puis fait] rapport à un arbitre, puis, que l’arbitre, selon un certain nombre de critères, ait le pouvoir de trancher ».

Après avoir qualifié le projet de loi 142 d’« illégal » et d’« injuste », le chef péquiste, Jean-François Lisée, a quant à lui invité le gouverneme­nt libéral à calquer la « bonne loi » de l’équipe Marois, qui, en 2013, «a renvoyé les parties à la négociatio­n et qui s’est conclue par une entente globale, et il y a eu de l’arbitrage selon les formules acceptées par tous à la demande des parties et sans que le gouverneme­nt se mêle de choisir les sujets de l’arbitrage ».

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Philippe Couillard
 ?? JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE ?? Des travailleu­rs en grève du secteur de la constructi­on ont manifesté devant l’Assemblée nationale, lundi, tandis qu’à l’intérieur, les députés entreprena­ient l’étude du projet de loi 142 forçant le retour au travail.
JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE Des travailleu­rs en grève du secteur de la constructi­on ont manifesté devant l’Assemblée nationale, lundi, tandis qu’à l’intérieur, les députés entreprena­ient l’étude du projet de loi 142 forçant le retour au travail.

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