Nos vies réglementées
Dans le monde connecté, les objets ne sont plus seulement des outils qu’on utilise pour accomplir des tâches. Ils sont dotés d’importantes capacités de traiter de l’information. De ce fait, ces objets produisent des réglementations qui, par défaut, s’imposent à nous. Par exemple, les automobiles désormais proposées sur le marché comportent des capacités considérables de collecte, de traitement et d’analyse d’information.
La recherche sur ce que l’on désigne par «l’intelligence artificielle» porte sur la production, l’échange et la valorisation de l’information. On parle ici des procédés de traitement d’information qui sont intégrés dans les objets que nous utilisons. De plus en plus, c’est ce qui modèle l’environnement régulateur de nos comportements. Or, la recherche sur ces questions est essentiellement contrôlée par les grands de l’industrie numérique, les Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
Dans cet univers informationnel, la technique est un puissant vecteur de réglementation. Par défaut, elle détermine ce que nous avons la possibilité de faire. De là à régir ce que nous avons le droit de faire, il n’y a qu’un pas, qui sera forcément franchi.
Dès lors que les objets traitent de l’information, ils réglementent nos faits et gestes. Par exemple, avec les automobiles connectées capables d’analyser l’environnement en temps réel, nous ne sommes pas loin du temps où il paraîtra absurde de régir la sécurité sur les routes en se bornant à espérer que les conducteurs sauront lire les affiches indiquant les limites de vitesse et s’y conformer !
Les objets connectés analysent le contexte de leur utilisation; ils possèdent ce qu’il faut pour réguler. Ces processus recèlent une réglementation beaucoup plus efficace que celle que les États imposent afin de garantir la sécurité ou de régir les comportements. Mais tous ces processus sont développés par les oligopoles du numérique, sans les États.
Les États doivent développer leur capacité d’intervenir en fonction des différents potentiels régulateurs des objets. Il faut cesser de se répéter qu’il suffit de faire des lois pour protéger la vie privée! C’est l’ensemble des droits et obligations des personnes qui sont concernés par cette réglementation désormais intégrée aux objets.
Récemment, dans le New York Times, Farhad Manjoo appelait les États à investir dans la recherche afin de se redonner les moyens de jouer leur rôle. En faisant le choix de ne pas investir dans la recherche sur la réglementation, les États se déclassent eux-mêmes. Ils laissent aux acteurs privés la possibilité effective d’intervenir sur les comportements. Déjà, plusieurs dirigeants politiques tiennent pour acquis que les États ne peuvent contraindre les grands acteurs du Net. D’autres persistent à reconduire les anciennes méthodes de réglementation tout en se désolant qu’elles paraissent de moins en moins efficaces! Par exemple, en Europe, on s’amuse à imposer de «lourdes amendes» aux grands du Net qui sont reconnus en défaut de respecter quelques règles sur les données personnelles. Certains États tentent d’obliger les réseaux sociaux à «purger» les informations problématiques. Mais les environnements fonctionnant de plus en plus à l’analyse des données massives requièrent des approches radicalement différentes de celles héritées des frayeurs induites par l’informatique des années 1970.
Investir dans la recherche publique
Pour assurer les équilibres dans la société connectée, pour éviter que les oligopoles qui dominent Internet réglementent nos vies à leur seule guise, les États démocratiques doivent se donner les moyens de réinventer leurs réglementations.
Or, s’il est un secteur sous-financé de la recherche, c’est bien celui des sciences humaines, et celui qui s’intéresse aux normativités est encore plus dépourvu. C’est comme si les États, dont l’existence et l’effectivité même dépendent du maintien d’une capacité à réglementer, avaient choisi de tenir pour acquis que les façons d’exprimer les obligations des personnes ou de leur imposer des limites ne pouvaient s’imaginer que comme on les concevait au XIXe siècle.
Dans cet univers régi par les grands acteurs privés du numérique, ce n’est pas en tentant de reconduire les anciennes façons de réglementer que les États pourront faire réellement contrepoids. L’État doit mieux comprendre les relations entre les règles incluses dans les environnements connectés et les droits fondamentaux. Il faut inventer des approches reflétant les réalités du monde connecté. Plutôt que de s’épuiser à faire du rattrapage pour tenter de minimiser les dégâts, les États doivent développer les moyens d’intervenir en amont, lorsque les objets connectés sont conçus et fabriqués. Pour y arriver, il faut que la recherche publique sur les techniques et méthodes de réglementation soit traitée comme un impératif crucial pour le développement.