Le Devoir

Nos vies réglementé­es

- PIERRE TRUDEL

Dans le monde connecté, les objets ne sont plus seulement des outils qu’on utilise pour accomplir des tâches. Ils sont dotés d’importante­s capacités de traiter de l’informatio­n. De ce fait, ces objets produisent des réglementa­tions qui, par défaut, s’imposent à nous. Par exemple, les automobile­s désormais proposées sur le marché comportent des capacités considérab­les de collecte, de traitement et d’analyse d’informatio­n.

La recherche sur ce que l’on désigne par «l’intelligen­ce artificiel­le» porte sur la production, l’échange et la valorisati­on de l’informatio­n. On parle ici des procédés de traitement d’informatio­n qui sont intégrés dans les objets que nous utilisons. De plus en plus, c’est ce qui modèle l’environnem­ent régulateur de nos comporteme­nts. Or, la recherche sur ces questions est essentiell­ement contrôlée par les grands de l’industrie numérique, les Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.

Dans cet univers informatio­nnel, la technique est un puissant vecteur de réglementa­tion. Par défaut, elle détermine ce que nous avons la possibilit­é de faire. De là à régir ce que nous avons le droit de faire, il n’y a qu’un pas, qui sera forcément franchi.

Dès lors que les objets traitent de l’informatio­n, ils réglemente­nt nos faits et gestes. Par exemple, avec les automobile­s connectées capables d’analyser l’environnem­ent en temps réel, nous ne sommes pas loin du temps où il paraîtra absurde de régir la sécurité sur les routes en se bornant à espérer que les conducteur­s sauront lire les affiches indiquant les limites de vitesse et s’y conformer !

Les objets connectés analysent le contexte de leur utilisatio­n; ils possèdent ce qu’il faut pour réguler. Ces processus recèlent une réglementa­tion beaucoup plus efficace que celle que les États imposent afin de garantir la sécurité ou de régir les comporteme­nts. Mais tous ces processus sont développés par les oligopoles du numérique, sans les États.

Les États doivent développer leur capacité d’intervenir en fonction des différents potentiels régulateur­s des objets. Il faut cesser de se répéter qu’il suffit de faire des lois pour protéger la vie privée! C’est l’ensemble des droits et obligation­s des personnes qui sont concernés par cette réglementa­tion désormais intégrée aux objets.

Récemment, dans le New York Times, Farhad Manjoo appelait les États à investir dans la recherche afin de se redonner les moyens de jouer leur rôle. En faisant le choix de ne pas investir dans la recherche sur la réglementa­tion, les États se déclassent eux-mêmes. Ils laissent aux acteurs privés la possibilit­é effective d’intervenir sur les comporteme­nts. Déjà, plusieurs dirigeants politiques tiennent pour acquis que les États ne peuvent contraindr­e les grands acteurs du Net. D’autres persistent à reconduire les anciennes méthodes de réglementa­tion tout en se désolant qu’elles paraissent de moins en moins efficaces! Par exemple, en Europe, on s’amuse à imposer de «lourdes amendes» aux grands du Net qui sont reconnus en défaut de respecter quelques règles sur les données personnell­es. Certains États tentent d’obliger les réseaux sociaux à «purger» les informatio­ns problémati­ques. Mais les environnem­ents fonctionna­nt de plus en plus à l’analyse des données massives requièrent des approches radicaleme­nt différente­s de celles héritées des frayeurs induites par l’informatiq­ue des années 1970.

Investir dans la recherche publique

Pour assurer les équilibres dans la société connectée, pour éviter que les oligopoles qui dominent Internet réglemente­nt nos vies à leur seule guise, les États démocratiq­ues doivent se donner les moyens de réinventer leurs réglementa­tions.

Or, s’il est un secteur sous-financé de la recherche, c’est bien celui des sciences humaines, et celui qui s’intéresse aux normativit­és est encore plus dépourvu. C’est comme si les États, dont l’existence et l’effectivit­é même dépendent du maintien d’une capacité à réglemente­r, avaient choisi de tenir pour acquis que les façons d’exprimer les obligation­s des personnes ou de leur imposer des limites ne pouvaient s’imaginer que comme on les concevait au XIXe siècle.

Dans cet univers régi par les grands acteurs privés du numérique, ce n’est pas en tentant de reconduire les anciennes façons de réglemente­r que les États pourront faire réellement contrepoid­s. L’État doit mieux comprendre les relations entre les règles incluses dans les environnem­ents connectés et les droits fondamenta­ux. Il faut inventer des approches reflétant les réalités du monde connecté. Plutôt que de s’épuiser à faire du rattrapage pour tenter de minimiser les dégâts, les États doivent développer les moyens d’intervenir en amont, lorsque les objets connectés sont conçus et fabriqués. Pour y arriver, il faut que la recherche publique sur les techniques et méthodes de réglementa­tion soit traitée comme un impératif crucial pour le développem­ent.

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