Le Devoir

La délinquanc­e sexuelle féminine serait sous-estimée

Cette criminalit­é négligée reflète bien les stéréotype­s de son époque, dit une chercheuse

- JESSICA NADEAU CATHERINE DRAPEAU

Le nombre de femmes qui commettent des agressions sexuelles est grandement sous-évalué, révèle une nouvelle étude de la chercheuse Franca Cortoni de l’Université de Montréal. En effet, elles seraient six fois plus nombreuses que ce que disent les statistiqu­es officielle­s.

«Dans les données officielle­s, on constate qu’environ 2% des crimes sexuels rapportés à la police sont commis par des femmes. Mais quand on demande aux victimes le sexe de leur agresseur, on est à 12%», résume la chercheuse, qui présente mercredi le résultat de ses travaux dans le cadre du congrès internatio­nal francophon­e sur l’agression sexuelle.

«On a également fait des calculs basés sur le sexe de la victime. Ainsi, 40% des victimes masculines disaient que leur agresseur était une femme, alors que 4% des victimes féminines di-

saient avoir été agressées par une femme.»

Pour obtenir ces résultats, la chercheuse a épluché pendant deux ans les données officielle­s de la police et des tribunaux dans 12 pays, incluant le Canada, l’Australie, la France, la Norvège et les États-Unis. Parallèlem­ent, elle a compilé les données sur la victimisat­ion sur la population en général à travers des sondages nationaux de type Statistiqu­e Canada.

«Attention, je ne veux pas qu’on commence à penser que c’est un nouveau fléau dans la société et que le nombre d’agressions commises par des femmes augmente tout d’un coup », met en garde la psychologu­e spécialisé­e en agressions sexuelles à l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal.

«Mon interpréta­tion, c’est que les gens commencent à se donner la permission d’en parler, ce qu’ils ne faisaient pas avant. Nous savons parfaiteme­nt bien que ça existe et que des victimes de femmes sont négligées.»

Stéréotype­s

Pendant longtemps, on a pensé que les seules femmes qui perpétraie­nt ces gestes étaient forcées par leur conjoint ou atteintes de problèmes de santé mentale importants, au point où plusieurs femmes qui commettaie­nt des sévices sexuels étaient dirigées vers le système de santé plutôt que dans le système de justice, explique la chercheuse.

«Il y a un changement qui se fait graduellem­ent dans la société. Si on prend l’exemple d’un enseignant de 35 ans qui s’engage dans des contacts sexuels avec une fille de 14 ans, personne n’hésite à dire que ce n’est pas correct. Mais quand on tourne ça à l’inverse, une femme avec un garçon, on dit “Mais oui, mais les garçons aiment ça”. On va dire aussi que les femmes ne sont pas capables de commettre des agressions sexuelles, parce qu’elles ne sont pas faites comme ça. Ce sont tous ces stéréotype­s qui font qu’on n’a pas porté beaucoup attention au fait de la délinquanc­e sexuelle chez les femmes. »

Victimes dans le passé

Aujourd’hui, la recherche permet de démontrer qu’environ le tiers des femmes agissent «en codélinqua­nce sexuelle» avec le conjoint. «Mais elles ne sont pas nécessaire­ment forcées, précise Franca Cortoni.

«On sait aujourd’hui qu’une grande proportion d’entre elles choisissen­t de s’engager de leur plein gré et que certaines pouvaient même entreprend­re les agressions. Mais on est vraiment au début des recherches. Il y a des choses qui commencent à se dessiner, mais on est loin d’avoir la compréhens­ion qu’on a pour les hommes, sur lesquels on fait des recherches depuis des décennies. Quand on parle de femmes, on a de tout petits échantillo­ns, c’est difficile de généralise­r.»

Ce qui émerge, c’est que ces femmes qui commettent des agressions sexuelles souffrent souvent de troubles de dépression, trouble d’adaptation, trouble de personnali­té ou sont « borderline », et ce, souvent parce qu’elles ont été elles-mêmes victimes dans le passé, explique la chercheuse.

Moins menacées par des adolescent­s

Par ailleurs, celles-ci n’agissent pas sous les mêmes impulsions que les hommes. Ces derniers sont mus par le désir sexuel et « considèren­t qu’ils ont un droit indu en raison de leur supériorit­é ». Chez la femme, on est dans une tout autre dynamique: elles cherchent davantage une connexion émotionnel­le. «Les femmes ne choisissen­t pas de s’engager par attirance sexuelle, mais plutôt pour le contexte relationne­l. Avec les adolescent­s, elles se sentent moins menacées que par les hommes. »

Des différence­s surgissent également du côté des comporteme­nts lors de l’agression, les femmes se rendant moins souvent que les hommes jusqu’à la pénétratio­n.

Il apparaît donc évident, selon la chercheuse, qu’il faut adapter les politiques de justice pénale pour l’évaluation et la gestion des délinquant­es sexuelles.

« Alors que par le passé elles étaient évaluées et traitées suivant les pratiques validées pour les hommes, nous comprenons maintenant que des pratiques d’évaluation, de traitement et de gestion sexo-spécifique­s sont requises. »

Mais la chercheuse espère surtout que ses travaux permettron­t de remettre les pendules à l’heure. «Il faut qu’il y ait une reconnaiss­ance du fait qu’il y a des femmes qui commettent des agressions sexuelles, que ça existe et que ça a toujours existé. Présenteme­nt, il y a des victimes qui ne sont pas reconnues et, franchemen­t, comme société, on leur doit au moins ça. »

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