Le Devoir

Libye, le pays sans État

- Collaborat­eur Le Devoir JEAN-FRÉDÉRIC LÉGARÉ-TREMBLAY

Un peu plus de six ans après le début du Printemps arabe en Libye, le pays méditerran­éen reste incapable de sortir de la violence et du chaos. Plusieurs groupes politiques armés s’arrachent le contrôle du territoire. En clair, le colonel Mouammar Kadhafi, expulsé du pouvoir et tué en octobre 2011, n’a toujours pas de véritable successeur… Quelle est la situation? Réponse de Raouf Farrah, analyste spécialisé de l’Afrique au groupe de recherche en risque politique SecDev, basé à Ottawa.

Qui sont les principaux acteurs politiques de la crise libyenne aujourd’hui ?

La Libye est un pays fragmenté sur le plan politique où aucun acteur ne peut revendique­r une légitimité nationale. À ce jour, trois gouverneme­nts se concurrenc­ent.

À l’ouest, le gouverneme­nt d’union nationale (GNA), mené par Fayez al-Serraj et reconnu par la communauté internatio­nale, contrôle très peu de quartiers de la capitale et de la Tripolitai­ne [la région côtière occidental­e du pays]. Il est défié par le gouverneme­nt non officiel du salut national (NSG), dirigé par Khalifa al-Ghoweil, un islamiste longtemps éjecté de la capitale, mais revenu en force en 2016 par deux tentatives de coup d’État. À l’est, le gouverneme­nt d’al-Bayda, surnommé gouverneme­nt de Tobrouk, est une autorité politique aux mains du puissant maréchal Haftar, le chef de l’armée nationale. C’est l’acteur militaire et sécuritair­e aux velléités politiques les plus importante­s au pays.

Mais le vrai pouvoir en Libye est morcelé, émietté entre les mains d’une myriade de milices, bandits armés et groupes extrémiste­s qui peuplent ce pays désertique, riche en ressources et en proie à tous les abus.

Qu’est-ce qui oppose ces groupes ?

On est tenté de répondre: tout et rien à la fois. Ce qui les unit au plus haut point est la soif de pouvoir — particuliè­rement dans le cas d’Haftar —, la capacité à créer des alliances de circonstan­ce avec des acteurs éloignés de leur spectre idéologiqu­e, la lutte farouche pour le contrôle des ressources — surtout les hydrocarbu­res et les routes du trafic illicite — et leur incapacité à maîtriser des régions entières du pays.

Ce qui les oppose sur le fond est leur vision de l’avenir politique national, l’importance de la dimension sécuritair­e et le rapport à l’islamisme politique. En simplifian­t, Haftar passe souvent pour le laïc au profil militaire, similaire à celui du président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi. Fayez al-Serraj incarne le technocrat­e islamiste aux mains douces, courbé devant les exigences occidental­es. Al-Ghoweil représente quant à lui une sorte de rebelle islamiste mal-aimé, prêt à en découdre avec les deux précédents en s’alliant avec des groupes extrémiste­s et salafistes notoires.

Un accord signé le 2 mai doit mettre deux protagonis­tes de la crise sur le chemin de la paix. Celle-ci a-t-elle de bonnes chances d’être atteinte?

La récente rencontre entre Fayez al-Serraj (GNA) et Khalifa Haftar (LNA) à Abou Dhabi avait donné des signes plutôt positifs. Mais les violences du 18 mai autour de la base de Brak al-Shati, dans le sud-ouest de la Libye, qui opposaient des milices pro-LNA et pro-GNA, ont carrément brisé l’élan diplomatiq­ue.

Sans être un envenimeme­nt de la situation, il s’agit plutôt de la transposit­ion des combats vers la région du Fezzan, dans le sud-ouest du pays. La Libye vit dans le chaos sécuritair­e et politique depuis des années maintenant. Même si Syrte a été libérée des forces obscuranti­stes du groupe État islamique il y a quelques mois, la menace terroriste reste très élevée. L’insécurité est extrême. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, les milices, les terroriste­s et les seigneurs de guerre sont les véritables maîtres du bourbier libyen.

Depuis l’interventi­on militaire de l’OTAN en 2011, les puissances étrangères semblent avoir abandonné le pays à son sort. Est-ce le cas? Sinon, qui intervient ?

La Libye est plus que jamais l’objet des ambitions politiques des pays tiers, ce qui, très souvent, complique une sortie de crise. Ce n’est pas parce que les puissances étrangères n’apparaisse­nt pas officielle­ment sur le sol libyen qu’elles n’effectuent pas un travail de l’ombre.

Par exemple, l’Italie, ancienne puissance coloniale, conserve une influence importante en Libye, surtout avec la compagnie pétrolière ENI, qui possède des intérêts économique­s vitaux dans la région. La Russie pousse de son côté, lentement, pour habiller le maréchal Haftar d’un costume politique qui lui offrirait un allié régional supplément­aire, en le soutenant avec du renseignem­ent militaire. Quant aux États-Unis, ils ont coopéré de près avec les milices de Misrata durant la bataille de Syrte, alors que ses forces spéciales (SOCAF) traquaient les groupes terroriste­s dans la région de Ben Walid.

Sinon, deux pays sont particuliè­rement actifs : les Émirats arabes unis et l’Égypte. Ils apportent un appui militaire, logistique et moral de haut calibre au maréchal. Sans eux, Haftar aurait beaucoup moins d’influence sur le terrain.

S’ajoutent à cette liste déjà longue la France, qui s’active près de la frontière nigérienne, et l’Algérie, qui joue un rôle diplomatiq­ue en misant sur un processus de réconcilia­tion nationale. En orchestran­t des alliances politiques et communauta­ires entre Libyens, Alger s’est attaché à une solution lente et difficile, basée sur la culture des réseaux et la confiance, mais qui apparaît néanmoins comme la plus à même de stabiliser un pays détruit par l’interventi­on irréfléchi­e de l’OTAN en 2011.

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