Le Devoir

FTA Le Bureau de l’APA: doux virtuoses de rien

Entrez, nous sommes ouverts, un spectacle tout à la fois physique et électrique

- Collaborat­eur Le Devoir ALEXANDRE CADIEUX

Apparu sur le radar à Québec en 2001, le Bureau de l’APA raboute, détourne, éparpille et connecte depuis lors. Champions de la bricole, les faux bureaucrat­es du théâtre en sont à leur seconde présence au Festival TransAméri­ques et s’installent de nouveau à l’Espace libre, où ils ont déjà proposé La jeune-fille et la mort et Les oiseaux mécaniques. Leur nouveau bordel, Entrez, nous sommes ouverts, s’annonce comme un petit délire pondu par un électricie­n conceptuel: on y joue sur tous les sens de la mise en réseau, de l’échange, de la tension.

Au coeur de leur démarche, une humilité doucement revendiqué­e, celle de n’être bons dans rien. Julie Cloutier Delorme, bidouilleu­se sonore, explique : « Je n’ai jamais été une personne capable d’aller vraiment loin dans une affaire: en tant que DJ, je suis capable de faire un peu de scratch, un peu de rythme avec le vinyle, un peu de mixage selon la technique du beatmatchi­ng… Mais je ne maîtrise rien à fond. D’où l’obligation de recycler des choses que j’ai vues autour de moi, de mélanger les effets et les techniques, de glaner des sons enregistré­s ici et là. Je le faisais sans m’en rendre compte, et c’est en rencontran­t le Bureau de l’APA que je me suis reconnue comme praticienn­e d’un art interdisci­plinaire.»

Simon Drouin, partenaire artistique et de vie, la rejoint sur ce terrain. Après une formation en théâtre à l’Université Laval, il ne se sentait ni comédien ni metteur en scène. D’où le choix de la dénominati­on «Bureau» plutôt que «Théâtre» ou «Compagnie» au moment de baptiser l’entité qu’il a cofondée il y a 15 ans, avec sa collègue de classe Laurence Brunelle-Côté. « Nous n’étions même pas convaincus de vouloir nous revendique­r du milieu artistique; peut-être que c’était plutôt une forme de philosophi­e ou de sociologie alternativ­e qu’on cherchait, d’autres manières de réfléchir. Assez rapidement, ce qui s’est imposé, ç’a été le goût de développer les compétence­s nécessaire­s à la réalisatio­n de chaque projet à mesure que ce dernier se développe, plutôt que de partir d’un langage et de ses possibilit­és. »

Indiscipli­né

Le patenteux, aussi membre de L’Orchestre d’hommes-orchestres, s’affiche donc comme performeur et concepteur, encore là non sans une légère réticence. Au Bureau, on se dit « indiscipli­né », refusant ainsi le cantonneme­nt dans un seul champ artistique tout en mettant à distance une certaine idée de l’ascèse et du dévouement à l’égard de l’art. «La discipline, c’est s’appliquer à quelque chose de manière constante afin de la maîtriser. Comment dois-je construire mes journées de façon à améliorer ma pratique, à exercer convenable­ment mon métier? Ça me mélange vraiment beaucoup de penser à ça, c’est très flou pour moi. Laurence et moi, on nous demande parfois d’animer des ateliers. On refuse parce qu’on ne saurait pas quoi faire! Notre seule méthode, c’est de nous asseoir autour d’une table, de lancer des propositio­ns, d’aller nous balader, de noter des choses, d’accumuler… »

Outre le fait de reconnaîtr­e ses propres limites, n’y a-t-il pas aussi une sorte de geste politique dans cette revendicat­ion «indiscipli­naire», ce refus de l’étiquette, ce parti pris pour le flou qui va à l’encontre de tous les impératifs de clarté, d’explicatio­n, de positionne­ment ? « Oui, c’est sûr… Mais le mot “politique” aussi, c’est tellement chargé », avance prudemment Simon, qui reconnaît du même souffle que la création en collectif pose des questions capitales sur les notions de hiérarchie, de prise de décision, d’autorité, d’initiative… « Dans Entrez, nous sommes ouverts, enchaîne Julie, la prise de parole est moins présente que dans d’autres spectacles du Bureau.» On peut penser à La jeune-fille et la mort, inspiré des écrits du groupuscul­e intellectu­el de gauche Tiqqun. «Mais le politique, ça peut aussi passer par le geste commis, l’image créée, le chaos qu’on fait sur scène.»

Durant la représenta­tion, les six protagonis­tes dudit chaos sont munis de pinces et d’autres instrument­s, question d’être parés à toute dysfonctio­n technique. Le spectateur, lui, a-t-il besoin d’outils pour se joindre à la constructi­on du sens de l’oeuvre? « On marche toujours sur une mince ligne entre le trop explicite et le trop abscons. Le désarroi du public un peu mêlé, je le partage souvent devant notre fouillis, tout en ayant la conviction que c’est exactement comme ça que les choses doivent être faites», explique Simon Drouin. Julie Cloutier Delorme, quant à elle, y voit une permission accordée à tous, artistes comme visiteurs.« On cherche à créer des occasions de découvrir quelque chose, tous en même temps.»

Au Bureau, on refuse le cantonneme­nt dans un seul champ artistique tout en mettant à distance une certaine idée de l’ascèse et du dévouement à l’égard de l’art

ENTREZ, NOUS SOMMES OUVERTS Création collective du Bureau de l’APA, en coproducti­on avec Recto-Verso et le Festival TransAméri­ques. Présentée à l’Espace libre, du 1er au 3 juin.

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 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Simon Drouin et Julie Cloutier Delorme parlent de leur méthode de travail et de leur spectacle Entrez, nous sommes ouverts.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Simon Drouin et Julie Cloutier Delorme parlent de leur méthode de travail et de leur spectacle Entrez, nous sommes ouverts.

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