Quitter la maison d’enfance
RUNAWAY GIRL Une chorégraphie de et par Jocelyne Montpetit. Au Festival TransAmériques. Dans une maison privée, du 2 au 4 juin.
Il est des maisons d’enfance dont il est ardu de claquer la porte tant leurs fondations semblent être aussi celles des cosmogonies et mythologies intimes des loupiots qui y ont poussé. Des maisons qu’on revisite en rêve, dont on reconnaîtrait l’odeur entre mille, où se trouvait un garde-robe aux jouets — avions de guerre, poupées de papier, anciens baigneurs — assez grands pour que les gamins, cabane secrète, y disparaissent en leurs jeux. Des maisons d’enfance comme des coffres à souvenirs, où gisent et s’effritent les peaux muées de ceux qui y ont grandi. La chorégraphe-danseuse Jocelyne Montpetit nous ouvre, rue Aylmer, dans le ghetto McGill à Montréal, les portes de la sienne pour Runaway Girl.
Visite libre dans ce petit cottage anachronique où différentes époques ont laissé des traces, et du papier peint à demi arraché, sur tous les murs. Dans l’entrée, trois interrupteurs côte à côte, du bronze au plastique blanc, témoignent involontairement de l’évolution du design. Les pièces sont presque vides, le lieu est sombre, les jalousies fermées coupent le soleil, les boiseries alourdissent l’atmosphère. Ici, deux portes posées contre les murs. Plusieurs miroirs çà et là, où l’on peut découvrir tout ce qui nous fait dos. Une patte de coiffeuse cassée au sol de la salle de bain. Les portes des armoires, des penderies, sont battantes ou entrouvertes, laissent voir l’argenterie, deux ou trois robes somptueuses. Dans la cuisine, la radio répand la voix de René Lévesque, journaliste.
À l’étage, comme de petites installations, la chambre de jeune fille aux pointes de ballet suspendues et cahiers de dictée au sol, vinyle chantant Leonard Cohen; la pièce japonaise, avec son film noir et blanc, sa mini-mini paire de geta, son kimono. Après avoir discrètement fouiné, zieuté ces montages intimes, les spectateurs, certains pris sac au dos, se retrouvent devant le salon, quasi fermé, où l’on a pu voir du coin de l’oeil la danseuse Jocelyne Montpetit recueillie dans un coin. Sa danse, sensuelle, émotive, très lente, débute alors qu’elle étreint une porte, se colle la joue à une table comme si elle entendait encore toute la vie qui a pu, naguère, papillonner là, s’enfonce dans la moindre encoignure. Dans sa longue robe blanche, dans son expressivité juste et amplifiée nourrie du butô, qu’on n’est plus habitué de voir en spectacle contemporain et surtout pas habitué de voir de si près, sans scène et sans cadre, dans cette proximité où son corps révèle chacune de ses palpitations alors que son regard ne fait que glisser sur les spectateurs — comme si les détails seuls de la maison étaient visibles, importants —, la danseuse donne l’impression d’être un souvenir, un touchant fantôme, les relents d’âme d’une époque révolue.
Si loin, si proche
Jocelyne Montpetit casse ici des conventions théâtrales qu’elle respectait dans ses oeuvres précédentes, d’une manière radicale et fort réussie. Le dévoilement de son univers intime agit et met en place un espace sacré différent de celui de la scène, qu’on se sent, spectateur, privilégié de fouler. Les perspectives possibles, selon le point de vue que l’on adopte (parfois par le truchement d’un miroir), le fait qu’on se retrouve nous-mêmes à nous incruster dans un mur, un cadre de porte, un escalier, pour trouver un coin d’où voir, et l’impossibilité de tout capter, renforcent l’évanescence de la pièce — qui est aussi celle des souvenirs, de la mémoire. Mais c’est dans les jeux de distance que la proposition trouve sa particularité. Dans la friction entre cette sur-émotion et la proximité physique — que les spectateurs établissent finalement d’eux-mêmes — avec la danseuse et sa maison, mais aussi avec les autres puisque la jauge étant un chouïa trop élevé, on se retrouve souvent tout naturellement à être très, très, très près d’un autre spectateur afin de partager un angle de vision.
En finale, en un procédé qu’on ne gâchera pas en le dévoilant, Montpetit désarme les spectateurs, déjoue leurs attentes en leur imposant cet abandon soudain, fulgurant, peut-être frustrant — ce le fut pour moi — qui vient avec le deuil, thème de la pièce.
Le titre est Runaway Girl. La cohérence entre la forme et le propos, remarquable.
Nommons aussi la beauté d’une oeuvre qui ne pourra être vue que de peu de spectateurs, à peu près impossible à reprendre, assurément impossible à faire tourner et à rentabiliser. Surtout en nos temps, ces gestes sont précieux.