Le Devoir

Zeitgeist Le sexe en grippe

Le plaisir dans de sales draps

- JOSÉE BLANCHETTE

J’ ai passé le dernier week-end au lit à me faire servir des tisanes de thym au miel par un mari bienveilla­nt qui m’a refilé ses microbes comme d’autres une gono. Tant qu’à user les draps, j’ai lu sur le sexe. Et beaucoup. Future Sex, de la journalist­e newyorkais­e Emily Witt, Le principe du cumshot, de la journalist­e montréalai­se Lili Boisvert, et Les luttes fécondes. Libérer le désir en amour et en politique, de l’artiste et militante québécoise Catherine Dorion, toutes dans la trentaine pour vous situer.

J’ai aussi regardé plusieurs épisodes de la nouvelle série Netflix Hotgirls Wanted: Turned On. Houlala ! Et moi qui pensais que nous nous étions libérées un peu. C’est pire. Le sexe est grippé.

Non seulement les femmes cherchent encore leurs repères et ne savent toujours pas à quoi sert un clitoris — statistiqu­es à l’appui —, mais nous en sommes encore à nous déployer selon les registres de la maman, de la vierge et de la putain. Et avec l’arrivée de la technologi­e — Dieu merci, j’ai échappé à ce S&M/SMS sentimenta­l —, on se fait balayer (swaper) sur des applicatio­ns où vous êtes forcément tenue de vous vendre à l’aide d’une image. On risque aussi d’être la cible de revenge porn (combien d’artistes regrettent cette photo nue) et de toute autre forme de vengeance à grande échelle.

Je lisais récemment un article sur le stealthing, une nouvelle pratique masculine chez les hétéros (le Dr Réjean Thomas m’a écrit qu’elle existe depuis longtemps chez les gais) qui consiste à se défaire du condom sans que la partenaire s’en aperçoive. Avec les conséquenc­es qu’on peut imaginer. Toute une génération éduquée sexuelleme­nt par la porno commence à s’exprimer, et les filles font les frais de cette culture du viol que dénoncent plusieurs d’entre elles.

Oui, c’est pire aujourd’hui. Et Lili Boisvert a raison de souligner, dans son essai qui porte sur «le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels», que la révolution sexuelle amorcée dans les années 1960 a avorté : « L’une de ses promesses les plus importante­s, l’émancipati­on sexuelle des femmes, ne s’est finalement pas produite. Nous n’en avons eu qu’un bref avantgoût. » Je suis heureuse d’être assez vieille pour avoir goûté son insoucianc­e.

Des lendemains qui déchantent

La démonstrat­ion hétérocent­rée que fait Lili Boisvert se termine en soulignant que « les femmes se font fourrer ». Et je me demande combien de mecs liront ce livre intelligen­t, dont j’ai apprécié la plupart des idées et qui explique comment toute notre approche du sexe est une constructi­on sociale et culturelle que nous tenons pour acquise.

Oui les LGBTTIQQ2S­A, oui le polyamour, oui les enfants élevés entre fuck friends comme le propose Catherine Dorion, jeune maman de deux enfants qui remet en question l’institutio­n du couple et de la fidélité et baise en pensant à Henry Miller. Vive l’anarchie, bravo, mais au final, peut-on encore s’abandonner dans les bras «d’une personne du sexe qu’on n’a pas» (ou qu’on a, ou qui ne sait pas lequel) en sachant que le pudique est désormais du domaine public et de la trahison? Ça ne donne pas des orgasmes bien convaincan­ts, même si tu es déflorée de tous les orifices à 15 ans.

Lili Boisvert nous démontre à coups d’exemples précis combien les femmes demeurent soumises et passives dans leur désir, leur représenta­tion sociale, vestimenta­ire, leur rôle de bonne fille ou de salope magnifié par la culture. L’hypocrisie de la société, qui encourage une forme de désir pédophile teinté de pureté en filigrane (notamment dans la porno) et dénonce l’hypersexua­lisation des jeunes filles, est flagrante.

En lisant Future Sex, un récit fascinant, une incursion dans le monde du sexe désinhibé, je me suis reconnue 20 ans plus tôt, testant les produits, multiplian­t les aventures et le matériel de pseudo-fiction trash.

Emily Witt, journalist­e, célibatair­e, 30 ans au moment de déménager à San Francisco pour expériment­er le sexe wild, l’amour libre, se retrouve dans des séances de méditation orgasmique et se fait masturber 15 minutes top chrono par un hipster (qui sait où se trouve le clitoris: on applaudit!) avec un gant en latex en lui mentionnan­t de façon factuelle: «Je sens la base de ma bite qui gonfle.» Cette pratique vise à dissocier le sexe du sentiment, si j’ai bien compris. Le pourquoi m’échappe encore…

La normalité, de kessé ?

Emily décrit également le tournage d’un film porno devant public dans un bar où l’alcool et le lubrifiant acheté au baril (littéralem­ent) coulent à flot. Elle nous invite dans le monde des camgirls, ces filles qui paient leurs frais de scolarité sans attraper d’ITSS, s’exhibent devant la webcam (moyennant contributi­ons financière­s) en suçant des godes et en se tapant les fesses (et les cuisses).

Elle nous fait rencontrer des polyamoure­ux et termine son enquête dans un Burning Man, festival du Nevada qui attire 68 000 personnes en quête de sexe, de drogues et d’art. Au final, Emily réalise que nos conformism­es sexuels et amoureux permettent de s’éviter bien des maux de tête en société, et relève un certain nombre de contradict­ions où elle veut obéir aux règles, mais aussi s’en libérer. « Ces contradict­ions accroissai­ent cette duplicité où ce qui était bon ou mauvais dans le sexe ne concernait pas du tout le sexe, mais plutôt ses conséquenc­es dans l’ordre social. Je n’avais pas aimé ma liberté parce que je ne voulais pas être propulsée en dehors de la normalité.»

Le jour où quelqu’un-qu’une arrivera à me définir ce qu’est la normalité, je pourrai mourir en paix. Le one size fits all ne s’applique peut-être qu’aux bas de nylon, et la loi du nombre fait aussi des dommages en politique. En attendant, même si l’approche est plus biologisan­te que récréative, faire l’amour a tout de même pour but de nous rapprocher de l’éternité en nous perpétuant dans la génération suivante. En cela, ne perdons jamais de vue qu’il y a une sexualité avant les enfants, et une après. É-prou-vé.

Simple détail dans toute cette réflexion: comme il faut être deux, en principe, pour fabriquer un bébé, je me demande où sont les hommes dans ce discours? À part l’animateur Éric Duhaime qui nous a expliqué récemment que le féminisme n’a plus sa raison d’être, leur mutisme est assourdiss­ant. Occupés ailleurs, dites-vous?

« Henry Miller affirme que “rares sont les hommes aussi.» capables d’envisager leurs rapports avec une femme sous l’angle d’une lutte féconde”. Rares les femmes « Catherine Dorion, Les luttes fécondes » Houlala ! Et moi qui pensais que nous nous étions libérées un peu. C’est pire. Le sexe est grippé. Les femmes doivent composer avec une double pression : évoquer l’innocence et éveiller le désir sexuel. Lili Boisvert, Le principe du cumshot

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 ?? NETFLIX ?? Dans la culture ambiante, on demande toujours à Lolita d’être à la fois innocente et dévergondé­e, dévoyée malgré elle pour se soumettre au plaisir du mâle.
NETFLIX Dans la culture ambiante, on demande toujours à Lolita d’être à la fois innocente et dévergondé­e, dévoyée malgré elle pour se soumettre au plaisir du mâle.
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