Le Devoir

Le monde selon Zuckerberg

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Ce qui frappe d’abord, c’est le ton angélique et le visage poupon. À une autre époque, le p.-d.g. de General Motors aurait eu la peau burinée et fumé le cigare. Les grands capitalist­es technos ont aujourd’hui le verbe familier, le regard affable et, derrière leur sourire médiatique, les dents étincelant­es de blancheur. Ce qui ne les rend pas moins acérées.

La semaine dernière, la prestigieu­se Université Harvard invitait son drop-out le plus célèbre à prononcer le discours annuel d’adieu s’adressant à ses finissants. Devant les diplômés rassemblés entre la Memorial Church et la bibliothèq­ue Widener, le fondateur de Facebook, aujourd’hui à la tête de la sixième capitalisa­tion boursière du monde, a commencé son exposé en rappelant ses médiocres années d’étude.

Au lieu de profiter de la meilleure université du monde pour se cultiver, le génial informatic­ien préféra en effet mettre au point le «réseau social» qui le rendit milliardai­re. Le voici de retour 13 ans plus tard pour livrer aux finissants, qui ont eu la discipline, eux, de terminer leurs cursus, rien de moins que sa «vision du monde».

Passons sur cette fâcheuse prétention à représente­r «sa» génération. Dans la prose de Mark Zuckerberg, il est partout question d’«aller de l’avant», de «relever le défi», de «prendre

des initiative­s » et de «saisir nos opportunit­és». En parodiant McLuhan, on pourrait presque dire que, pour ce patron de 33 ans au physique d’adolescent, «le mouvement est le message».

Mais, au détour des phrases, se dévoile progressiv­ement le monde dont rêve ce bourgeois rebelle. C’est un monde d’«ouverture» et diversitai­re fait de petites communauté­s reliées entre elles en réseau. Cette « communauté mondiale » composée de «citoyens du monde» ne connaîtrai­t ni frontières ni obstacle à la libre circulatio­n des «flux d’informatio­n», des

« échanges » et de l’« immigratio­n ». C’est un monde où les États nationaux ne serviraien­t plus à grand-chose, sinon à offrir un « revenu

universel» à ceux que l’automation aura mis au rancart ou qui refuseraie­nt d’entrer dans la danse. Pour le reste, laisse entendre Zuckerberg, la charité privée aura pris le relais de l’État providence. Mais ne vous inquiétez pas, car «la génération Y est déjà l’une des génération­s les plus charitable­s de l’histoire». Ouf, on a

eu peur !

Ce scénario n’est pas vraiment nouveau. Il a même été largement exposé dans un excellent rapport de prospectiv­e publié en janvier dernier par la CIA (Les vingt prochaines années, éd. Les arènes). L’un des synopsis décrit un monde où les sociétés multinatio­nales et les ONG supplanten­t les États. À une autre époque, ce repli sur les «communauté­s» laissant les pouvoirs régaliens à quelques grands acteurs internatio­naux s’appelait l’empire. Dans sa logique binaire, Zuckerberg préfère, lui, parler d’un monde où «les forces de la liberté, de l’ouverture d’esprit et de la collaborat­ion internatio­nale» s’opposent à celles « de l’autoritari­sme, de l’isolationn­isme et du nationalis­me ».

Contrairem­ent aux rapporteur­s de la CIA, nos nouveaux capitalist­es ne se contentent pas de regarder le monde froidement. Ils se réclament aussi de la vertu. À une autre époque, la bourgeoisi­e nationale laissait à l’Église le soin de moraliser le bon peuple. Aujourd’hui, c’est le gauchisme culturel qui remplit ce rôle, s’érigeant lui-même en magistère moral du nouveau capital. Ses dogmes sont l’«ouverture à l’autre», la diversité tous azimuts, la charité privée et la libéralisa­tion perpétuell­e des moeurs qui fabrique de nouveaux «droits» chaque jour. La droite néolibéral­e fournit le programme économique, la gauche multicultu­relle, une morale sociétale libertaire prête à l’emploi. La boucle est bouclée.

Pas de limites au capital, aux marchandis­es, à l’immigratio­n, aux connexions. La seule règle qui tienne consiste à toujours « se connecter davantage ». Dans ce monde qui se définit par le mouvement, pour ne pas dire par l’agitation débridée, Zuckerberg a évidemment besoin d’hommes qui voyagent léger. Comme luimême d’ailleurs. Dans ce long discours destiné pourtant à accepter un doctorat honoris causa, on ne trouve pas une seule citation, pas une seule référence à un auteur devant lequel il faudrait s’incliner, reconnaîtr­e une filiation. En 2015, le patron de Facebook avait pourtant découvert les vertus de la lecture. Il s’était même résolu à lire deux livres par mois. Parmi ceux qu’il avait cru bon de «partager», pas un seul roman digne de ce nom, pas un seul recueil de poésie, pas un seul ouvrage classique. Rien qui n’ait été publié durant la dernière décennie, souvent même à Harvard. Comme s’il fallait, après avoir refusé «la fierté de nos limites» (Camus), ne jamais rien devoir au passé.

L’exercice auquel s’est livré Mark Zuckerberg à Cambridge n’aura probableme­nt pas appris grand-chose aux finissants de Harvard. Mais il aura permis de constater combien nos nouveaux capitalist­es se sentent investis d’une mission aussi bien économique que morale. Leur progressis­me est devenu une religion. En combattant l’ancien monde dont ils sont pourtant issus, on a parfois l’impression qu’ils combattent le mal en personne. Du moins en sontils convaincus.

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