L’hommage du misanthrope
DES ARBRES À ABATTRE De Krystian Lupa, d’après le texte de Thomas Bernhard. Dans le cadre du FTA. Au théâtre Jean-Duceppe les 2 et 3 juin. 4 h 40, en polonais avec surtitres français et anglais.
Dans Des arbres à abattre, la prose acerbe de l’Autrichien Thomas Bernhard et la mise en scène implacable du Polonais Krystian Lupa se conjuguent dans une représentation-fleuve de près de cinq heures. Sous-titre de la pièce: Une irritation.
La première heure et demie, il faut le dire d’emblée, est pénible. L’auteur Thomas Bernhard se retrouve chez des hôtes avec lesquels il renoue après vingt ans de distance; le suicide d’une amie, Joana, sert de prétexte qu’il peine à esquiver. Le souper, réunion vaniteuse d’artistes, rappellera Le charme discret de la bourgeoisie. Sauf que, chez Buñuel, on riait ; ici, la livrée est d’une froideur implacable.
Au centre de la scène, une immense cage en verre enferme la dizaine de convives. En marge, dans un fauteuil, alangui, l’auteur au caractère exécrable les dégomme tour à tour, écrivains, intellectuels. Les échanges sont traînants et les monologues, bâtis sur le piétinement. La mise en scène ne presse jamais le pas. Or la dissection finit par devenir lourde, voire complaisante. Dès lors on se demande comment l’auteur, si prompt à cerner l’hypocrisie chez les autres, n’a pas encore retourné sa lunette.
Un moment de grâce, là-dessus, viendra ponctuer l’apathie ambiante. La cage pivote et expose l’appartement de Joana, une église: quelques souvenirs de cette femme qu’a connue Thomas et qui, avec son désir inentamé, agit sur lui comme un révélateur. On sent alors l’auteur s’ouvrir, en même temps qu’un peu d’air entrer. La parole devient poreuse, l’homme n’est plus si fort, non plus que si laid. La profondeur des décors et la finesse des ambiances finissent de dessiner une percée qui, arrachée à tout le fiel de la pièce, s’approche du sublime.
Pour Joana
Le dernier segment nous ramène toutefois au verbe vide des artistes et aux boulets rouges de l’auteur. À table, les comédiens laissent le temps filer avec une patience clinique, les mots se succèdent, ça parle… La logorrhée est parsemée de sonorités inquiétantes qui nous aspirent au coeur de l’ennui, nous y tiennent. La position de pur spectateur nous est à tout instant refusée. Lupa échafaude un espace cohérent qu’on ne peut balayer en bloc.
Le règlement de comptes avec le milieu artistique, à notre goût, finit cependant par s’émousser. Le contexte de censure politique qui empêche la tenue de Des arbres à abattre en Pologne donne de quoi ancrer le propos dans un réel indéniable, certes, et condamnable; après la représentation, l’équipe a d’ailleurs tenu à souligner le travail fait par le Carrefour et le FTA pour obtenir la pièce, dans une adresse au public émouvante et lourde de sens.
On demeure quand même aux prises avec cette longueur, à laquelle il faut bien quand même trouver un sens. Ne reste alors qu’à s’accrocher au personnage de Joana. Lumineuse, l’artiste apparaît ici et là comme un contrepoint avec ses rêves trop grands, elle l’antithèse d’un milieu sclérosé qui, chaque fois qu’il parle d’elle, s’en montre douloureusement indigne. La seule façon qu’on aura de soutenir autant de lassitude aura été de la recevoir comme un hommage: le meilleur, aussi hésitant soit-il, que pourrait se permettre un misanthrope.