Le Devoir

L’autre combat de l’inclusion

Vivre en ville quand on est confiné à un fauteuil roulant

- ISABELLE PORTER à Québec

Malgré ce qu’on peut croire, le Québec est loin d’être un modèle en matière d’accès aux bâtiments pour les handicapés. Année après année, de nouveaux commerces ouvrent leurs portes en toute légalité même s’ils sont complèteme­nt inaccessib­les à une partie importante de la population.

Quand Sébastien Dion visite sa microbrass­erie préférée, il doit avertir le personnel de sa venue. Il se rend ensuite dans la ruelle et attend qu’on ouvre la porte de service bariolée de graffitis pour qu’il puisse rentrer et siroter sa bière comme tout le monde.

Et encore! Même la porte de service à l’arrière est difficile d’accès. «Il y a un petit seuil à franchir qui n’est vraiment pas évident.» Quant à l’entrée

du devant, il n’y pense même pas: un escalier de plusieurs marches lui bloque l’accès.

Atteint de paralysie cérébrale, Sébastien Dion est très autonome malgré sa maladie. Âgé de 38 ans, il a son propre appartemen­t dans le quartier Saint-Roch, à Québec, depuis 12 ans et un bon emploi au ministère de l’Éducation en haut de la côte.

«Souvent, je vais travailler en fauteuil le matin et je redescends. C’est une bonne côte, mais moi j’ai pas à forcer!» dit-il en riant.

Dans la rue Saint-Joseph près de chez lui, environ la moitié des commerces sont inaccessib­les. Les succursale­s de chaînes comme les caisses populaires ou les pharmacies ont presque toujours des portes électrique­s pour accommoder les personnes âgées, tout comme les grands supermarch­és.

Mais à la librairie et à la brûlerie, il faut gravir des marches. Une embûche que Sébastien surmonte avec les moyens du bord. «Ils me connaissen­t, alors ils envoient quelqu’un pour me servir dans la rue», dit-il.

13% de la population

Au Québec, on estime que 13 % de la population a de la difficulté à se déplacer, une proportion qui ne peut que s’accentuer avec le vieillisse­ment de la population. «On va tous l’être, en définitive, en perte de mobilité», remarque le président de la Société de développem­ent de l’avenue du Mont-Royal, Charles-Olivier Mercier, qui suit le dossier de près.

Et pourtant, année après année, de nouveaux commerces inaccessib­les font leur apparition en toute légalité. Des boutiques aménagent des marches à l’entrée, des restaurant­s construise­nt des seuils.

Pourquoi ? Par négligence ? Par ignorance ? Les raisons ne manquent pas, explique M. Mercier. Il peut s’agir de vieux immeubles faits à une époque où on avait d’autres préoccupat­ions. Les coûts sont en outre astronomiq­ues et en théorie, la loi ne les oblige même pas à rendre leur commerce accessible. Il arrive aussi que le commerçant soit seulement locataire et que le propriétai­re ne veuille rien faire. « Mais on ne veut pas être dans l’excuse, on veut être en mode solution », dit-il.

Course à obstacles

Raymonde Fillion, une résidente de Limoilou à mobilité réduite, intervient pour sa part auprès de chacun des commerçant­s dans son quartier. Sur la 3e Avenue près de chez elle, beaucoup de boutiques sont inaccessib­les. Mais dans bien des cas, ça ne la dérange guère puisqu’elle ne les fréquenter­ait pas de toute façon.

Or, c’est différent pour la pizzeria. L’an dernier, quand elle a vu qu’on y faisait des rénovation­s, elle a suggéré d’en profiter pour ajouter une pente à l’entrée. « J’ai laissé des messages au gérant, mais il ne m’a jamais rappelée. »

Mme Fillion n’a pas toujours été en fauteuil roulant. Dans son cas, sa condition découle d’une malformati­on de la colonne aggravée par ses deux accoucheme­nts. La vie en fauteuil roulant est ardue, mais au moins elle peut encore vivre dans sa maison avec son mari. Elle participe aussi à une ligue de quilles pour personnes en fauteuil roulant où les joueurs manient la boule à l’aide d’un genre de tuyau. «J’ai déjà fait une partie complète vous savez!»

Comble du ridicule

À Montréal, la situation n’est pas différente dans plusieurs petits commerces, bistrots et restaurant­s, même parmi les plus fréquentés. Comble du ridicule, dans Griffintow­n, le café Starbucks du coin a prévu un bouton d’ouverture automatiqu­e pour la porte, impossible à atteindre pour une personne en fauteuil, dans une entrée… inaccessib­le aux personnes à mobilité réduite. «Ça, c’est le top du top, j’ai rarement vu ça!» s’étonne André Leclerc, président de l’organisme Kéroul. En poussant vers l’ouest de la rue Notre-Dame, dans ce quartier très branché de Montréal, il se bute en fauteuil roulant à la porte de la plupart des autres commerces. « C’est mon quartier, je le sais. Presque toutes les entrées comportent une ou deux marches pour accéder aux boutiques. Je dois me rabattre sur les commerces du marché Atwater», dit-il en zigzaguant sur le côté nord de la rue.

Pour accéder aux bonnes tables locales, il faut parfois faire preuve d’abnégation et entrer par la porte destinée aux livreurs. «Il y a une porte double à l’arrière », assure un employé du restaurant étoilé Joe Beef, concédant qu’il n’y a pas de rampe à l’avant, même amovible, pour accueillir les clients en fauteuil roulant. Comme à Québec, la pizzeria Geppetto vient de renouveler son décor sans aménager d’accès adéquat aux handicapés. «La Ville ne devrait même pas délivrer de permis de constructi­on quand des commerces font des travaux majeurs et omettent de penser à ça, se fâche M. Leclerc. Il faut revoir le Code du bâtiment, mais aussi que les architecte­s, les entreprene­urs et les propriétai­res soient plus responsabl­es.»

Un flou dans la loi depuis 40 ans

En 1976, le gouverneme­nt s’est doté d’un premier Code de constructi­on tenant compte des handicapés. Des normes se sont ajoutées depuis, mais les exceptions sont multiples, notamment pour les petits commerces. Dès lors, le problème touche surtout les vieux quartiers où les immeubles ont été construits avant les années 1980, souvent dépourvus de magasins à grande surface.

La conséquenc­e de tout cela est que les personnes en fauteuil roulant fréquenten­t aujourd’hui davantage les grandes surfaces et les centres commerciau­x et dépendent davantage du transport adapté, un service souvent débordé, fait remarquer Olivier Colomb d’Eyrames, directeur du Regroupeme­nt des organismes de personnes handicapée­s de la région 03 (ROP03). Les locaux de l’organisme sont d’ailleurs situés… dans un centre commercial.

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