Le Devoir

La scène québécoise s’ouvre aux rappeurs étoiles

La scène québécoise est mûre pour les projets rap en solo

- PHILIPPE PAPINEAU

Après que l’univers du hip-hop québécois eut été dynamisé depuis quelques années par plusieurs groupes innovateur­s comme Dead Obies et Loud Lary Ajust, c’est au tour d’une série de leurs membres de se lancer dans l’arène, cette fois en solo. Regard sur le phénomène avec cinq d’entre eux.

Le terreau du rap est en train de s’enrichir en sol québécois, tellement que les groupes qui l’ont nourri depuis quelques années voient certains de leurs membres voler de leurs propres ailes. Et ces nouveaux joueurs solos sont motivés par une certaine urgence et un désir de liberté et d’accompliss­ement personnel.

«C’est l’approche Wu-Tang Clan », lance Jacobus, en référence

au célèbre groupe rap américain qui a vu plusieurs de ses membres faire carrière en solitaire après s’être forgés une réputation en bande.

Jacobus, de son vrai nom Jacques Doucet, a lancé récemment un disque solo, en marge de son parcours avec Radio Radio. Et il n’est pas le seul, un simple regard sur la programmat­ion des FrancoFoli­es de Montréal, qui commencent ce jeudi 8 juin, le confirme.

Faisons la liste partielle. Il y a les deux rappeurs Loud et Lary Kidd, de la défunte formation Loud Lary Ajust (LLA), qui ont maintenant chacun une carrière solo. KNLO, membre de la troupe Alaclair Ensemble, a pour sa part lancé à l’automne un disque solo, Long jeu. Le groupe Dead Obies voit également deux de ses membres tâter le terrain en toute autonomie, soit Yes Mccan et Joe Rocca. Bref, ça grouille.

Masse critique

«C’est dû à la popularité confirmée du rap, qui ultimement nous donne une aisance à nous lancer en solo, croit Lary Kidd, qui vient de lancer un disque complet, intitulé Contrôle. On a forgé ça au sein de nos groupes respectifs.»

Pour Loud, qui a fait paraître en avril quatre chansons à son nom, il est «évident qu’il y a plus d’intérêt médiatique, de place dans les festivals, d’opportunit­és de faire de la tournée». Bref le Québec, à la traîne depuis longtemps quant à la place donnée au rap, rattrape du terrain. KNLO le sent, le vit : « La demande monte beaucoup» pour les spectacles hiphop, ou même les DJ set.

Les fondations sont donc là pour permettre ces expériment­ations en solitaire. Après, il y a plusieurs autres raisons qui expliquent la mouvance, dont… l’urgence.

«L’âge joue pour beaucoup, confie Joe Rocca. Quand t’approches la trentaine, et que tu fais de la musique et probableme­nt encore plus du rap, t’as envie de pousser tes trucs un peu plus sérieuseme­nt », explique-t-il, rappelant que la musique qui l’anime puise la plupart du temps ses racines dans des émotions de révolte, dans des histoires de jeunesse, d’excès.

Et plusieurs des groupes québécois actuels ont des membres qui arrivent à la fin de la vingtaine, ou qui sont au début de la trentaine. «Je n’ai plus 18 ans, je n’ai plus envie de me laisser guider par des projets, j’ai aussi envie de faire des trucs que je dirige, de pousser mes idées à bout», ajoute Rocca, qui devrait faire paraître du matériel à l’automne.

Compromis

Par rapport à d’autres styles musicaux, le rap a ceci de particulie­r que la prise de parole et l’écriture des textes sont davantage

partagées que dans le rock ou la chanson. Tout le monde s’échange le micro et chacun compose son couplet. Et qui dit partage dit compromis.

Si nos cinq rappeurs jurent ne pas nécessaire­ment être frustrés en groupe, leurs projets

solos deviennent des zones de liberté totale. Jacobus propose une métaphore. «Disons que tu fais une peinture, tu fais tout le background et quelqu’un ajoute des couleurs que t’aime pas. C’est pas nécessaire­ment laid, mais c’est pas ça que tu voulais faire.»

Pour Lary Kidd, il est pratiqueme­nt inévitable pour un créateur dans un groupe d’envisager de faire bande à part

un de ces quatre. «Tu veux être souverain artistique­ment, tu vois ce que je veux dire? À un moment donné, quand il faut que tu sépares ta réflexion artistique à deux, trois, cinq, sept personnes, c’est correct, mais c’est un compromis tout le temps.»

Le parcours en solitaire permet de choisir ses thèmes, son ton et son approche musicale. Et aussi de sortir de ses ornières de création en groupe, de présenter une nouvelle image de soi. «C’est ça le plus stimulant, admet Loud. Avec ce projet-là, il y a plein de choses intéressan­tes qui peuvent en découler, il y a plein de buts à atteindre. Mais c’est le fun de briser l’image de ce qui est attendu de moi, de me relancer, de repenser la présentati­on, de sortir des recettes ou des habitudes qu’on avait [avec Loud Lary Ajust]. Ça me permet d’être plus proche de qui je suis. »

KNLO, lui, a souvent expériment­é dans le passé, multiplian­t les compilatio­ns instrument­ales un peu obscures. Mais son Long jeu est un premier vrai pas en tant que rappeur solo. Et pour lui, créer ce disque était l’occasion de se prouver à luimême, de se rendre fier de ce qu’il pouvait accomplir. «Je me suis dit: “Je fais un disque moi-même. Un dans ma vie.” J’ai fait la majorité des beats, j’ai mixé le truc même si j’ai barely ever mixé quelque chose, mais je me suis dit: “Je le fais.” Avec mes forces et mes faiblesses. »

Et l’argent?

Le calcul financier n’est pas au coeur de leurs démarches, mais n’est pas tout à fait évacué de la décision des rappeurs de faire leur bout de chemin de manière autonome. En résumé: moins il y a de personnes sur scène, moins on doit diviser le cachet. Et si comme Joe Rocca ou Jacobus ils mènent leur projet solo en plus de continuer avec leur groupe, les revenus se feront plus grands… en théorie.

«En solo, les salles veulent te booker parce que t’es issu d’un groupe populaire, mais le cachet ne suit pas toujours, dit Lary Kidd. Ils ne savent pas si tu vas remplir la place ou pas. »

Dans son spectacle personnel, Jacobus a créé un monde bien à lui, où se mélangent boxe et cinéma, et il en est ravi. Mais tout de même, certains programmat­eurs se tournent vers lui… parce qu’ils n’ont pas les moyens d’engager Radio Radio. Il sait que les premiers mois de son projet seront difficiles. « Je peux être une deuxième option, mais je deviens la différence entre une valise Louis Vuitton et une valise Coach. C’est deux bons produits, mais y’en un à 1000$ et l’autre à 300$. Mais je vais prendre tout ce que je peux cette année pour avoir plus d’expérience et de confiance pour l’an prochain, pour pouvoir devenir un Louis Vuitton.»

Et aussi, le marché du rap a beau être en expansion, tous ces nouveaux joueurs entreront maintenant en compétitio­n, souligne Loud. Mais voilà qui n’inquiète pas trop Joe Rocca, qui est très enthousias­te à voir naître ces multiples projets solos aux approches variées.

«Je pense que ça prend une diversité dans le genre même, pour pouvoir toucher tout le monde, croit-il. C’est un style large, encore méconnu dans plusieurs de ses aspects au Québec. C’est important non seulement pour la scène hip-hop d’ici, mais aussi pour la culture en général, qui peut en tirer profit. »

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? KNLO, Lar y Kidd et Loud se sont prêtés à une joute amicale devant notre caméra. À voir sur nos plateforme­s numériques.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR KNLO, Lar y Kidd et Loud se sont prêtés à une joute amicale devant notre caméra. À voir sur nos plateforme­s numériques.

Newspapers in French

Newspapers from Canada