Le Devoir

Perspectiv­es › Constituti­on: que reste-t-il de Meech? Le 3 juin 1987, à 5h30, Brian Mulroney annonce la conclusion d’une entente

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

«qui ramène le Québec dans la famille canadienne».

Le premier ministre Philippe Couillard a jeté cette semaine un pavé dans la mare constituti­onnelle — jusqu’à présent tranquille — en proposant de refaire la pédagogie des demandes traditionn­elles du Québec. Cinq demandes qui étaient celles de Robert Bourassa et que l’accord du lac Meech visait à satisfaire. Survol de ce qu’il en reste, 30 ans plus tard.

C’était il y a exactement 30 ans. À 5 h 40 du matin le 3 juin 1987, après un marathon de négociatio­n de 19 heures et demie avec ses 10 homologues provinciau­x, Brian Mulroney émergeait de l’édifice Langevin à Ottawa pour annoncer la conclusion d’un accord «qui ramène le Québec dans la famille canadienne ». Cet accord du lac Meech — du nom de l’endroit où il avait été ébauché un mois plus tôt — répondait aux cinq conditions posées par le Québec pour signer la constituti­on canadienne. L’accord échouera trois ans plus tard.

L’accord visait à convaincre le Québec d’adhérer à cette nouvelle constituti­on dont le Canada, sous l’impulsion de Pierre Elliott Trudeau, s’était doté cinq ans plus tôt. Chacun répare l’histoire à sa façon. M. Trudeau avait rapatrié la constituti­on en novembre 1981 parce que, l’année précédente, il avait promis en campagne référendai­re sur la sécession du Québec que lui et ses députés québécois mettraient leurs « têtes » et leurs «sièges en jeu pour avoir du changement». M. Mulroney menait ces palabres constituti­onnels parce qu’il avait promis aux Québécois qu’ils réintégrer­aient le giron canadien «dans l’honneur et l’enthousias­me».

Le Québec pose cinq conditions à cette réintégrat­ion: reconnaiss­ance qu’il forme une société distincte; obtention du droit de se retirer de tout programme fédéral avec pleine compensati­on financière; obligation de nommer trois

juges du Québec à la Cour suprême à partir d’une liste de candidats fournie par la province; obtention d’un droit de veto sur toute modificati­on constituti­onnelle; et pouvoir de sélection de ses immigrants.

La reconnaiss­ance du Québec comme formant une société distincte aurait-elle changé les choses? Les avis sont partagés. Le constituti­onnaliste de l’Université Laval Guy Laforest pense que oui.

«Cela aurait été une acceptatio­n forte que le Québec est différent. Cette clause aurait servi à interpréte­r la Charte des droits et libertés et l’ensemble de la Constituti­on canadienne», note-t-il. Cette déclaratio­n était assortie d’une reconnaiss­ance que le Québec est le foyer d’une majorité francophon­e et que l’Assemblée nationale a le mandat de la protéger et de la promouvoir. Aussi, croit M. Laforest, on peut imaginer que la Cour suprême, invitée à se pencher à nouveau sur les lois québécoise­s régissant la langue d’affichage ou d’enseigneme­nt, aurait pu en arriver à des décisions plus favorables au français.

Récemment, le constituti­onnaliste et ex-ministre Benoît Pelletier confiait à La Presse canadienne qu’à son avis, cela n’aurait au contraire «pas changé grand-chose». «Je pense que cette clause aurait déçu beaucoup de Québécois parce que si la Cour suprême veut tenir compte de la spécificit­é du Québec, elle peut le faire en ce moment.»

À la suite du référendum de 1995, les libéraux de Jean Chrétien avaient fait adopter une motion à la Chambre des communes reconnaiss­ant le caractère distinct de la société québécoise. En 2006, les conservate­urs de Stephen Harper en avaient fait adopter une stipulant que les « Québécois [désignés ainsi même dans la version anglaise de la motion] forment une nation au sein d’un Canada uni ».

Dans les faits, ni l’une ni l’autre n’a force de loi. « Il n’y a aucune commune mesure entre une clause qui serait logée au coeur de la Constituti­on de 1982 obligeant les juges à s’en servir et une motion parlementa­ire», affirme Guy Laforest. Ces motions ont-elles influencé une quelconque décision judiciaire ou ont-elles eu un impact concret ? « Je n’en vois pas », tranche-t-il.

L’individu plutôt que le groupe

Norman Spector était secrétaire du cabinet pour les relations fédérales-provincial­es à Ottawa à l’époque des négociatio­ns de Meech. Il note avec intérêt l’évolution du langage: la protection d’un groupe s’est transformé­e en protection de particulie­rs.

« Dans Meech, la propositio­n était que le Québec forme une société distincte. Dans la propositio­n de M. Harper, ce sont les Québécois. Ça veut dire que c’est le modèle multicultu­rel qui prévaut. Ce n’est pas la province. Ce n’est pas la société. Ce sont les Québécois. C’est une distinctio­n importante qui renforce ma thèse que les provinces ne sont plus au centre de la conversati­on politique et que le modèle des deux peuples fondateurs est dépassé. »

Pour M. Spector, là réside toute l’évolution de la conversati­on constituti­onnelle au Canada: l’idée même de vouloir reconnaîtr­e l’existence de blocs sociologiq­ues dotés de droits spécifique­s n’a plus la cote. «Aujourd’hui, au Canada, la conversati­on a beaucoup dépassé les provinces. Ce sont les groupes de la Charte qui dominent la conversati­on politique — les autochtone­s ou les femmes, par exemple. »

Il donne l’exemple du Sénat (qui ne figurait pas sur la liste des cinq conditions québécoise­s mais qui était associé à celle portant sur la Cour suprême). Dans le nouveau processus de nomination­s non partisanes instauré par Justin Trudeau, les provinces ont obtenu le droit de nommer un représenta­nt qui siégera au comité de sélection des candidats. Mais la priorité de ces comités de sélection, «c’est de s’assurer d’une représenta­tion raciale, autochtone ou féminine appropriée et non provincial­e », ajoute Norman Spector.

Et les juges?

L’accord du lac Meech garantissa­it au Québec trois des neuf sièges de juges à la Cour suprême du Canada et le droit de soumettre une liste de candidats à Ottawa à partir de laquelle les juges seraient choisis. Cela aurait-il changé quelque chose? Après tout, les trois sièges québécois sont garantis par la Loi sur la Cour suprême.

Lowell Murray, qui était à l’époque sénateur et ministre d’État responsabl­e des relations fédérales-provincial­es, rappelle que cette promesse de consultati­on des provinces manquait cruellemen­t de détails. Qui aurait-il fallu consulter lorsque serait venu le temps de nommer les trois juges ne provenant ni de l’Ontario ni du Québec et qui ne sont attribués à aucune province en particulie­r?

Il rappelle en outre qu’en 1979, le premier ministre Joe Clark avait consulté René Lévesque avant de nommer Julien Chouinard. Selon lui, «les choses n’auraient pas été très différente­s [si l’accord du lac Meech avait été ratifié] et nous

La reconnaiss­ance du Québec comme formant une société distincte aurait-elle changé les choses? Les avis sont partagés. Le constituti­onnaliste de l’Université Laval Guy Laforest pense que oui.

n’avons jamais prétendu qu’elles le seraient. C’est plutôt que le Québec voulait se protéger contre un éventuel cauchemar démographi­que, dans un scénario où la population du Québec glisserait sous les 25% et où certains commencera­ient à dire que le Québec ne mérite plus d’avoir trois sièges. »

Une affaire d’argent et de veto

Québec souhaitait restreindr­e le pouvoir d’Ottawa de dépenser dans les domaines relevant des compétence­s provincial­es. Meech promettait seulement de fournir «une juste compensati­on » à une province refusant de participer à un «programme national cofinancé» établi dans un secteur « de compétence exclusive provincial­e » pour peu que la province « applique un programme ou une mesure compatible aux objectifs nationaux».

Selon Lowell Murray, cette protection était moindre que celle octroyée en 1998 par l’accord sur l’union sociale conclue par Jean Chrétien avec les neuf provinces (sauf le Québec). Cet accord prévoit qu’Ottawa doit obtenir l’aval d’une majorité de provinces pour établir de nouveaux programmes dans leurs domaines de compétence et accorde une compensati­on pour les provinces récalcitra­ntes.

Le professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal Alain Noël n’est pas d’accord. De toute manière, rappelle-t-il, cet accord « administra­tif » est tombé en désuétude. Selon lui, poser la question en ces termes passe à côté du problème. Le véritable point de contentieu­x entre Québec et Ottawa, c’était — et ça demeure — le pouvoir de dépenser du fédéral.

Or, dit-il, «les programmes à frais partagés [dont Meech aurait permis le retrait avec compensati­on] ne sont qu’une des manifestat­ions de ce pouvoir fédéral de dépenser». Quand Ottawa s’arroge le droit de dire à une province où investir ses transferts en santé, c’est une autre de ces manifestat­ions. Et cela se fait encore, alors que les programmes à frais partagés n’existent plus au Canada, rappelle M. Noël. Selon lui, le problème a été de considérer l’accord du lac Meech comme l’étalon or en la matière alors qu’il n’était que le strict minimum.

Quant au veto que le Québec réclamait sur toute éventuelle modificati­on constituti­onnelle, Meech le lui a accordé… comme à toutes les autres provinces. L’accord élargissai­t en effet la liste des modificati­ons pour lesquelles l’unanimité des provinces était requise. En 1996, sur les cendres de Meech, Ottawa a fait adopter la Loi concernant les modificati­ons constituti­onnelles stipulant qu’aucun amendement ne peut aller de l’avant sans l’accord du Québec, de l’Ontario, de la Colombie-Britanniqu­e, de deux des quatre provinces atlantique­s représenta­nt au moins 50% de la population régionale et de deux des trois provinces des Prairies représenta­nt au moins 50% de la population régionale. Cette dernière clause procure de facto un droit de veto à l’Alberta, elle qui accueille 66% de la population des Prairies.

Norman Spector met en garde contre la tentation d’y voir une équivalenc­e à l’accord du lac Meech. «C’est une loi ordinaire que Jean Chrétien avait fait adopter. Ce n’est pas une convention constituti­onnelle. » La loi pourrait être abrogée par n’importe quel gouverneme­nt majoritair­e. Ceci dit, la nécessité d’un tel veto ne s’est pas fait sentir parce qu’aucun amendement constituti­onnel n’a été envisagé depuis. «C’est une question hypothétiq­ue pour l’avenir. »

Patrick Taillon, professeur à la faculté de droit de l’Université Laval, non seulement abonde, mais fait remarquer que cette loi « est probableme­nt inconstitu­tionnelle» parce qu’elle n’a pas été adoptée en respectant… les règles de modificati­on constituti­onnelle, avec appui des provinces à la carte. Ceci dit, il fait remarquer qu’elle pourrait être facilement contournée, car elle interdit à un ministre d’agir sans l’aval des régions. «Ça n’empêcherai­t pas qu’un député d’arrière-ban le fasse!»

Enfin, l’accord du lac Meech obligeait Ottawa à négocier avec une province en faisant la demande d’une délégation de pouvoir en matière d’immigratio­n. L’accord a échoué, mais Québec a néanmoins obtenu ce pouvoir en 1991. «Le gouverneme­nt fédéral a voulu agir de façon à montrer que le fédéralism­e classique demeurait un socle où le Québec pouvait être entendu», explique Mireille Paquet, professeur­e à Concordia et auteure en 2016 du livre La fédéralisa­tion de l’immigratio­n au Canada.

Ainsi, le Québec a obtenu le droit de sélectionn­er ses immigrants, le pouvoir de gérer leur intégratio­n et la garantie que le financemen­t fédéral pour s’acquitter de ces tâches ne diminuerai­t jamais, ajoute Mme Paquet. D’autres provinces ont emboîté le pas et obtenu des pouvoirs — quoique plus restreints — de sélection. Et pendant un temps, le Manitoba et la Colombie-Britanniqu­e ont aussi obtenu la gestion de l’intégratio­n. «Ce n’est pas très souvent exploré, mais cela a été la conséquenc­e la plus importante de Meech », conclut Mme Paquet.

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FRED CHARTRAND LA PRESSE CANADIENNE Des manifestan­ts montrent leur soutien à l’accord du lac Meech quelques heures avant que celui-ci soit définitive­ment rejeté en juin 1990.
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