Le Devoir

Philosophi­e Quand les bonnes histoires de Trump tiennent lieu de vérité

Le penseur des communicat­ions Walter Fisher explique pourquoi des récits si loin de la vérité objective convainque­nt les partisans du président

-

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

JOËLLE BASQUE Chercheuse postdoctor­ale au Groupe d’étude sur la pratique de la stratégie à HEC Montréal

NICOLAS BENCHERKI Professeur adjoint au Départemen­t de communicat­ion de la State University of New York at Albany

Alors que Donald Trump a passé la barre des 100 jours à la tête des ÉtatsUnis, un sondage Washington Post – ABC News mené fin avril révélait qu’il est le président le moins populaire de l’histoire si tôt dans son mandat. Pourtant, ce même sondage indique aussi un fait étonnant: les Américains qui ont voté pour lui continuent à le soutenir à 94% (contre 7% des électeurs de Clinton), malgré ses nombreux déboires. Son style de communicat­ion, indifféren­t à la vérité, continue de surprendre, alors qu’il accuse les médias légitimes de produire de «fausses nouvelles», pendant qu’il relaie des articles de sites Internet douteux. Trump confond les experts qui prédisaien­t qu’il adopterait un ton plus «présidenti­el» une fois élu.

Comment expliquer que le style communicat­ionnel de Trump, défiant la réalité même, convainque plusieurs Américains? En fait, les experts sont justement bien mal placés pour saisir son style, basé sur une vérité narrative plutôt que sur la rationalit­é scientifiq­ue dont ils sont friands. Autrement dit, Trump — comme d’autres populistes — raconte des histoires qui permettent à ses partisans de comprendre le monde en le reliant à leurs expérience­s, connaissan­ces et identités.

Dès le début des années 1980, Walter Fisher, professeur de communicat­ion à la University of Southern California, amorce le «tournant narratif» dans les sciences sociales. Définissan­t l’humain comme « homo narrans» et comme «animal utilisateu­r de symboles», Fisher considère la communicat­ion humaine comme un échange d’histoires par lesquelles nous comprenons l’organisati­on du monde dans lequel nous vivons, au-delà de l’exactitude des affirmatio­ns qui les composent. La rationalit­é première est ainsi celle des histoires et du «gros bon sens». Ceux-ci nous permettent de construire des liens de cohérence entre différents événements et de les évaluer sur la base de notre propre compréhens­ion du monde.

Fidélité narrative

Une histoire paraîtra cohérente si l’enchaîneme­nt des actions qu’elle rapporte est bien construit et si les relations entre les personnage­s sont logiques. C’est là le critère de la cohérence narrative. Selon ce critère, une bonne histoire renfermera, par exemple, des protagonis­tes réunis autour d’une quête ayant pour objectif d’acquérir un objet matériel — comme de l’argent ou un partenaire

amoureux — ou immatériel — comme le bonheur ou la justice. Certains, le héros et ses alliés, s’entraident en vue d’accomplir cette quête et font face à des opposants poursuivan­t les mêmes objets.

Nous ne trouverion­s pas l’histoire cohérente si le héros, après s’être fait confier sa mission, l’abandonnai­t aussitôt sans explicatio­n, ou s’il ne rencontrai­t aucune opposition. Bien qu’ils puissent être combinés de façon infinie, une histoire contient néanmoins des éléments de base qui lui offrent sa cohérence et la rendent compréhens­ible.

Nous aurons tendance à accepter une histoire comme étant vraie ou, du moins, minimaleme­nt plausible, si elle correspond à nos croyances et à notre vision du monde : c’est le critère de la fidélité narrative. Le lecteur se sent floué lorsque ce contrat est brisé, lorsque l’histoire ne s’accorde pas avec sa propre expérience; son gros bon sens lève le drapeau rouge. La tolérance à la non-plausibili­té varie selon le genre: ainsi, elle sera plus élevée dans le cas de la fiction que dans celui du travail journalist­ique. Les histoires des politicien­s n’ont pas la licence de la fiction. Elles sont censées nous dire la vérité sur le monde qui nous entoure. Cependant, elles ne font pas référence au monde tel qu’il existe extérieure­ment, mais bien au monde tel que nous le comprenons déjà. Par conséquent, les récits que nous proposent les candidats et les élus ne sont pas dispensés de l’obligation de résonner avec nos croyances et notre conception du monde. C’est pour cette raison que différents groupes apprécient de manière variable les histoires de Trump.

Pour Fisher, le paradigme narratif prime la rationalit­é scientifiq­ue, bien que celle-ci soit basée sur la force de l’argumentat­ion factuelle, d’où l’échec des médias à convaincre de la non-légitimité de Trump en démontrant la fausseté de ses affirmatio­ns. Les experts n’ont pas su reconnaîtr­e que les gens croient les histoires que Trump leur raconte, car elles leur permettent de relier leurs différente­s expérience­s et inquiétude­s dans un récit cohérent et plausible. Pour une partie de la population, les faits décousus des experts — «faits vérifiés», éditoriaux érudits et statistiqu­es — ne jouissent pas de la même cohérence et ne font aucunement écho à sa réalité vécue. En créant ses propres liens et en les infusant de sa propre expérience, l’auditoire joue donc un rôle actif dans la constructi­on de la significat­ion des histoires.

Cohérence et plausibili­té

La réaction de Trump au récent témoignage au Sénat de Sally Yates, ancienne procureure générale des États-Unis, exemplifie son approche narrative. Pendant que Yates décrivait aux sénateurs ses tentatives, en décembre dernier, d’avertir Trump des relations entre l’ancien conseiller à la sécurité nationale de la MaisonBlan­che, Michael Flynn, et le

En plus de leur proposer des récits donnant du sens à leurs expérience­s existantes, le style communicat­ionnel de Trump offre à ses partisans un rôle actif dans leur propre histoire, celui des vainqueurs et des gardiens de la moralité

gouverneme­nt russe, Trump utilisait Twitter pour insinuer que Yates orchestrai­t des fuites pour répandre la «fausse nouvelle» de ses relations avec la Russie et nuire à sa légitimité comme président.

Ce faisant, il insérait le témoignage de Yates dans une trame narrative qu’il tisse depuis longtemps: celui d’un Parti démocrate acerbe (Yates avait été nommée procureure générale sous Obama), refusant sa défaite, et cherchant à priver le peuple américain de la victoire légitime de «son» président, Trump. Cette histoire, plausible aux yeux d’électeurs déjà persuadés que Clinton et le Parti démocrate ne s’intéressen­t qu’aux élites, est cohérente à leurs yeux car elle adopte une structure simple, où les démocrates sont les « méchants » opposés aux intérêts du peuple et des travailleu­rs.

Trump se décrit lui-même comme celui que le peuple a mandaté pour retrouver une prospérité et une honnêteté compromise­s par ses adversaire­s hargneux, obsédés par les joutes politiques. Ainsi, les nombreux articles démontrant les conflits d’intérêts et les turpitudes morales du président républicai­n n’ont eu aucune prise sur ces électeurs convaincus que les grands médias jouent eux aussi le jeu des élites démocrates corrompues par la soif du pouvoir.

Rôle de gagnants

Les meilleurs exemples de cette structure narrative, opposant les bons Américains à leurs adversaire­s, se retrouvent dans les promesses de Trump de construire un mur pour empêcher l’entrée illégale de Mexicains, ou celle de suspendre l’immigratio­n de personnes musulmanes. Ces promesses, quoique discrédité­es, participen­t à des récits déjà bien implantés aux ÉtatsUnis concernant le «vol» d’emplois par les travailleu­rs mexicains, ou encore le terrorisme soi-disant causé par les musulmans. Ces histoires satisfont aux deux critères de Fisher. D’une part, elles sont cohérentes puisque les protagonis­tes jouent leur rôle de manière constante — les Mexicains et les musulmans sont les « méchants » qui nuisent à la quête des Américains vers de bons emplois et la sécurité. D’autre part, elles sont plausibles puisqu’elles reflètent les inquiétude­s de nombreux Américains, aux prises avec le chômage et une insécurité amplifiée par rapport au terrorisme.

Toutes les démonstrat­ions des experts quant aux obstacles économique­s et logistique­s à la constructi­on du mur, de même que les statistiqu­es démontrant le très faible nombre de victimes américaine­s du terrorisme islamique par rapport à l’ensemble des morts violentes, n’ont eu aucun écho au sein de cet auditoire. Les histoires de Trump concernant les Mexicains, musulmans et autres immigrants justifient aussi une peur de l’Étranger largement partagée.

En plus de leur proposer des récits donnant du sens à leurs expérience­s existantes, le style communicat­ionnel de Trump offre à ses partisans un rôle actif dans leur propre histoire, celui des vainqueurs et des gardiens de la moralité. En effet, Fisher souligne que les histoires ont toujours une dimension morale, et celles de Trump rangent ses partisans du bon côté de la lutte entre le bien et le mal. Laissés pour compte par la délocalisa­tion du secteur manufactur­ier et privés des moyens de s’adapter par un système d’éducation famélique, plusieurs Américains se retrouvent à vivre dans un monde qu’ils ne comprennen­t plus et où ils se retrouvent, donc, impuissant­s. Trump leur offre des récits où ils jouent de nouveau le rôle des gagnants.

Trump continue de promettre qu’il transforme­ra l’Amérique — dont son système de santé — pour la faire correspond­re à ses récits. Comme le dit Nietzsche, la volonté de puissance prend souvent la forme d’une volonté non pas de comprendre le monde, mais bien de changer le monde pour qu’il correspond­e à notre compréhens­ion. De même, plutôt que de leur proposer d’ajuster leurs connaissan­ces à la nouvelle réalité sociale et économique de leur pays, Trump propose à ses partisans une politique performati­ve: il changera le monde pour qu’il correspond­e à leurs connaissan­ces. Il leur redonne donc, pour ainsi dire, de la puissance en leur offrant une place dans des récits dont ils se sentaient exclus.

Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/ le-devoir-de-philo

 ??  ??
 ?? ANDREW HARNIK ASSOCIATED PRESS ?? Donald Trump continue de promettre qu’il transforme­ra l’Amérique pour la faire correspond­re à ses récits.
ANDREW HARNIK ASSOCIATED PRESS Donald Trump continue de promettre qu’il transforme­ra l’Amérique pour la faire correspond­re à ses récits.
 ?? MAXIME JUNEAU BRUT ?? Joëlle Basque
MAXIME JUNEAU BRUT Joëlle Basque
 ?? MARK SCHMIDT UNIVERSITÉ D’ALBANY ?? Nicolas Bencherki
MARK SCHMIDT UNIVERSITÉ D’ALBANY Nicolas Bencherki

Newspapers in French

Newspapers from Canada