Fringer en couple:
Discussion avec des apôtres du théâtre alternatif
«Pendant mes études en théâtre à l’UQAM, on m’avait surnommé le trou noir culturel », se remémore l’auteur et metteur en scène Stéfan Cédilot. Attablé dans une binerie typique du quartier Hochelaga-Maisonneuve, le fan de musique rock, de Star Wars et des bandes dessinées de superhéros raconte comment la découverte du festival Fringe, il y a 20 ans, l’a pratiquement mis au monde en tant qu’artiste. «Le théâtre anglophone qui se fait au Fringe est toujours très branché sur la culture populaire, dédaignée par les francos. Pour moi, c’est pourtant clair que, si on veut comprendre une société à une époque donnée, il faut laisser faire la chose que seuls une poignée d’intellectuels ont pu lire et comprendre et aller chercher ce qui faisait triper le commun des mortels.»
Dans son plus récent projet, intitulé Them Good Ol’Boys et consacré aux heures précédant l’accident d’avion qui coûta la vie aux légendes du rock’n’roll Buddy Holly et Ritchie Valens en 1959, il dirige notamment sa conjointe, la comédienne Kathleen Aubert. Elle-même en est à sa sixième édition du Fringe, lieu d’épanouissement de son personnage Boka, clown-vedette d’une trilogie dont le troisième volet, b3: Syl-lo-go-ma-ni-e, est programmé cette année. L’ayant d’abord fréquenté en tant que spectatrice épisodique, la créatrice raconte avoir réellement saisi la mentalité du festival lors de sa première participation en tant qu’artiste, en 2009: «On parle beaucoup de l’esprit Fringe, qui consiste à vraiment s’immerger dedans, jaser avec le monde, s’impliquer, assister au talkshow de fin de soirée en plus de voir une tonne de spectacles. Il y en a toujours quelques mauvais, mais ça aiguise la réflexion artistique.»
Né en 1947 à Édimbourg en Écosse, en réaction aux politiques du très institutionnel Edinburgh International Festival, le Fringe a depuis essaimé partout sur la planète. Le tout se veut démocratique, à l’encontre d’une certaine idée de l’excellence artistique: les participants sont tirés au sort, l’organisation fournissant salles et techniciens aux productions chanceuses.
Un idéal qui a faibli un peu partout, comme en témoignent Cédilot et Aubert après une tournée australienne: «Là-bas, tu appliques pour une salle précise, et c’est la direction artistique du lieu qui effectue la sélection. C’est beaucoup moins le free-for-all, pour le meilleur et pour le pire: on peut dire que la qualité générale des shows est meilleure, mais le stand-up, l’impro et le burlesque y ont essentiellement évincé le théâtre à texte, parce que les promoteurs espèrent faire de l’argent avec des genres qui pognent», raconte Stéfan, qui a néanmoins profité de ce voyage pour créer Them Good Ol’Boys avec son compère dramaturge Ben Kalman.
D’est en ouest
En 2016, le couple a traversé le Canada, participant à différentes éditions du Fringe à Montréal, Hamilton, Edmonton et Vancouver. La version albertaine de la manifestation est reconnue comme l’une des plus importantes du monde: «L’ambiance est extraordinaire ! Ça se tient au mois d’août, alors que les gens sont encore en vacances ; le public est bigarré, tu croises des familles, des jeunes, des retraités… Ce sont pratiquement les gens qui t’arrêtent pour que tu leur parles de ton spectacle, ils t’offrent une bière pour que tu t’assoies avec eux pour leur vendre ta salade », souligne Kathleen.
Le circuit canadien est reconnu comme l’un des derniers bastions de la mentalité Fringe originelle… à un point tel que le réseau compte désormais de nombreux festivals américains dissidents par rapport à leur propre regroupement national.
Phénomène mondial, l’événement n’en demeure pas moins marginal, particulièrement pour les esprits chagrins qui ne manqueront jamais d’en dénoncer l’amateurisme. Nos artistes souffrent-ils du manque de reconnaissance du milieu théâtral officiel à l’égard du Fringe? Oui et non. « À un moment donné, j’ai abandonné: tant pis, je vais faire mon affaire de mon bord. Je ne sens plus la nécessité de me produire dans un théâtre plus institutionnel, car le Fringe nous a appris à fonctionner de manière autonome», explique celui qui joue depuis dix ans son solo consacré à Led Zeppelin et mitonne en ce moment une pièce sur Robert Charlebois.
Kathleen Aubert, qu’on a pu voir ces dernières années dans les spectacles Les Troyennes, Grains de sable et Empreintes, se dit pour sa part plus ambivalente. Tout en déplorant un certain cercle vicieux où contacts et renommée attirent les moyens de production et vice versa, elle mentionne que quelques canaux sont ouverts, comme le prix remis par le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) au meilleur texte francophone du Fringe et l’accueil de spectacles par le Théâtre d’Aujourd’hui et le MAI – Montréal, arts interculturels: «Un prix, c’est un coup de pouce à l’artiste, ça donne une petite aura de crédibilité. Mais avoir accès à de telles salles bien équipées, comme c’est notre cas cette année, c’est majeur: sans le Fringe, on ne pourrait jamais avoir accès à ça comme producteurs indépendants. » Le Fringe Montréal se poursuit jusqu’au 18 juin.