Le Devoir

Raïf Badawi et le blasphème

- PIERRE TRUDEL

Depuis maintenant cinq ans, Raïf Badawi croupit dans les geôles d’Arabie saoudite pour avoir commis un blasphème en exprimant sur son blogue des propos critiques sur la religion. Ces jours-ci une campagne de sensibilis­ation rappelle que ce père de famille subit une violation caractéris­ée de sa liberté d’expression. Ses enfants appellent les autorités canadienne­s à intensifie­r leurs efforts et leurs interventi­ons pour que cesse cette détention inique. Il importe en effet de maintenir la pression afin que les autorités canadienne­s intensifie­nt leurs efforts en vue de le faire libérer.

Mais il ne faut pas oublier que Raïf Badawi est puni sévèrement pour avoir exprimé pacifiquem­ent des propos critiques à l’égard de dogmes religieux. À ce titre, il incarne le combat pour la liberté d’expression.

Le blasphème est un crime que l’on croyait tombé aux oubliettes. Il figure encore dans les textes de loi, même dans les pays qui se targuent de protéger les droits de la personne.

D’un crime envers Dieu, le blasphème est devenu un instrument destiné à prohiber toute critique à l’égard des dogmes institués par ceux qui se prétendent investis d’une mission religieuse.

À l’origine, la notion de blasphème désigne l’insulte à Dieu. Anastasia Colosimo, auteure du livre Les Bûchers de la liberté publié en 2016 et portant sur l’histoire du blasphème, explique que « l’on condamne le blasphème non parce que Dieu est touché, mais parce qu’on estime que le blasphémat­eur met en péril la société» en allant à l’encontre d’une vérité considérée comme fondatrice.

Les États démocratiq­ues se sont érigés sur la remise en question de l’interdicti­on du blasphème comme norme limite à la faculté de parler, de montrer et d’écrire. Ainsi en 1791, la France révolution­naire abolit l’infraction de blasphème. Aux États-Unis, le premier amendement de la Constituti­on protège la liberté de parole tout en interdisan­t à l’État d’imposer des croyances religieuse­s.

Mais la démocratie n’a pas empêché la survie du crime de blasphème. Si des pays comme le Danemark viennent tout juste d’effacer ce crime de leurs textes de loi, il demeure des pays occidentau­x qui continuent de pénaliser le propos blasphémat­eur. Au Royaume-Uni, d’où provient le droit criminel canadien, l’infraction a été abrogée en 2008. Mais au Canada, elle figure toujours au Code criminel, bien qu’elle n’ait pas été appliquée depuis des décennies. L’infraction, qui visait à l’origine les hérésies à l’encontre de la religion «établie», est devenue durant la seconde moitié du XIXe siècle un crime d’incivilité.

Le discours de ceux qui préconisen­t le maintien du crime de blasphème s’est déplacé. D’un crime visant le propos qui insulte la divinité, on est passé à des revendicat­ions pour des lois interdisan­t les propos qui critiquent des croyances ou, pire, qui indisposen­t des croyants.

Certains vont plus loin, allant jusqu’à mettre sur le même plan l’insulte raciste et l’attaque envers un dogme religieux. Par exemple, en France, des associatio­ns religieuse­s, s’appuyant sur une loi punissant «l’offense aux croyants», ont saisi les tribunaux pour faire condamner des affiches publicitai­res qu’elles jugeaient offensante­s à l’égard du christiani­sme.

Le seul fait qu’il existe des gens qui n’arrivent pas à comprendre que la loi n’a pas, en contexte démocratiq­ue, à interdire la critique des religions incite certains à préconiser l’autocensur­e. Ainsi, on entend parfois des appels à s’autocensur­er en raison du caractère explosif du propos pouvant être perçu comme blasphémat­eur par certains.

Incompatib­le avec la liberté d’expression

La caractéris­tique fondamenta­le du blasphème est qu’il se définit en fonction de dogmes religieux. Ce qui est tenu pour infamant est le propos qui contredit ou heurte un dogme religieux. Lorsqu’une telle infraction existe, la critique est a priori exclue ou, au mieux, risquée. Il en découle un grave effet inhibiteur pour les créateurs et tous les autres qui veulent s’exprimer.

Il y a une incompatib­ilité entre les présupposé­s de la pénalisati­on du blasphème ou de ses variantes visant à interdire la critique sur les religions et l’existence même de la liberté d’expression. Le caractère blasphémat­oire d’un discours est essentiell­ement déterminé en fonction du dogme auquel on prétend qu’une injure a été faite. L’injure peut exister dès lors qu’un croyant se dit mal à l’aise. Faire dépendre l’étendue de la liberté d’expression de la susceptibi­lité de ceux qui adhèrent à un dogme revient à nier purement et simplement la liberté de ceux qui s’expriment.

Raïf Badawi est de ceux qui paient de leur liberté le seul fait d’avoir exprimé des idées jugées déplaisant­es à ceux qui tiennent pour acquis qu’ils ont le droit d’imposer leur vérité. Tout en multiplian­t les efforts pour obtenir sa libération, l’État canadien ferait honneur à ce héros en biffant l’infraction de blasphème de notre Code criminel.

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