Le Devoir

Grande-Bretagne

Jeremy Corbyn, la surprise de la campagne

- CHRISTIAN RIOUX à Londres

En 1931, avec 52 députés seulement, les travaillis­tes avaient été pratiqueme­nt rayés de la carte électorale par les 470 élus du gouverneme­nt national du conservate­ur Stanley Baldwin. Voilà exactement le sort que les commentate­urs les plus avisés de la presse londonienn­e prévoyaien­t à Jeremy Corbyn il y a deux mois à peine. Traité de vieux gauchiste des années 1970, en guerre avec son aile parlementa­ire où les rumeurs de scission allaient bon train, rejeté par les bastions ouvriers du parti et largement absent de la campagne du Brexit, cet homme sans véritable charisme semblait avoir fait long feu avant même que la campagne commence. « Phase terminale», «déclin», «mausolée de l’histoire» ou « lente agonie », la presse nationale ne manquait pas de qualificat­ifs pour décrire l’état du Parti travaillis­te de Jeremy Corbyn.

Et pourtant, à moins de 48 heures d’une élection qui semblait réglée une fois pour toutes, la classe politique britanniqu­e est pantoise. Voilà que dans certains sondages le leader travaillis­te talonne la première ministre Theresa May et se retrouve à seulement quatre points derrière elle. Si personne ne le donne gagnant, ce socialiste vieux style semble en voie d’obtenir un meilleur score que son prédécesse­ur à la tête du parti, Ed Milliband.

Un programme populaire

Que s’est-il donc passé? La plupart des analystes en perdent leur latin. Mais une chose est certaine: «Corbyn est parti en campagne avec un programme très populaire qui reprend des revendicat­ions qui font consensus dans la société britanniqu­e », dit son biographe Richard Seymour (Corbyn: The Strange Rebirth of Radical Politics). Au premier rang de celles-ci, on trouve la renational­isation des chemins de fer et de la poste, respective­ment privatisés en 1993 et en 2015. L’abolition des droits de scolarité à l’université lui attire aussi un électorat jeune. La mesure devrait coûter 8 milliards de livres sterling. À cela, il faut ajouter un investisse­ment de 6 milliards dans le système de santé, lui aussi plébiscité par une population qui a affreuseme­nt souffert des réductions budgétaire­s sauvages de David Cameron.

En septembre 2015, personne n’avait vu venir Jeremy Corbyn. Il avait été élu malgré l’opposition de l’aile parlementa­ire par ces jeunes militants à qui l’on avait permis pour la première fois de s’inscrire en masse au parti en payant la modique somme de 3livres sterling. Un peu comme le frondeur Benoît Hamon élu en janvier par les primaires de la gauche en France. Si ce dernier a accéléré l’implosion du PS, Corbyn, lui, s’est accroché. « Il a adouci son programme, s’est acheté un complet et a mis de côté son opposition historique à la force de dissuasion nucléaire britanniqu­e et à l’OTAN, dit l’historien Ross McKibbin, du St. John’s College. Et les gens se sont mis à le trouver sympathiqu­e. Heureuseme­nt pour lui, Theresa May a fait une campagne catastroph­ique. »

Selon l’historien, l’élection de Corbyn par le Parti travaillis­te est le résultat du désarroi dans lequel s’est retrouvé le parti après les années Blair. Puis est venue la gifle du Brexit, qui a vu les anciens bastions ouvriers travaillis­tes passer au parti antieuropé­en UKIP. «Cela fait des années que l’électorat travaillis­te s’ef frite, dit McKibbin. Les trois piliers du parti sont la classe ouvrière traditionn­elle, les couches moyennes et les profession­s libérales des grandes villes, ainsi que les communauté­s ethniques. Mais ces trois groupes ont souvent des intérêts radicaleme­nt opposés.»

Le boulet de l’immigratio­n

L’an dernier, la campagne du Brexit a littéralem­ent fait voler en éclats l’électorat travaillis­te sur la question de l’immigratio­n. Un sujet sur lequel Corbyn est en contradict­ion ouverte avec les électeurs des anciennes circonscri­ptions ouvrières qu’il tente de reconquéri­r. Alors qu’UKIP est en pleine débandade, on estime que 35% de cet électorat pourrait revenir au bercail travaillis­te. Les autres devraient voter conservate­ur ou s’abstenir. «Même si Corbyn essaie d’être discret à propos de l’immigratio­n, il est loin d’être en phase avec l’opinion générale», affirme McKibbin.

Selon lui, c’est le laxisme de Tony Blair en la matière qui a éloigné ces milieux populaires du Parti travaillis­te. En 2004, Blair n’avait même pas jugé bon d’invoquer les clauses de réserve qui auraient permis de retarder de sept ans l’ouverture des frontières à l’immigratio­n issue des nouveaux pays de l’Est récemment intégrés dans l’Union européenne. « En dix ans, on a transformé la Grande-Bretagne en pays d’immigratio­n, ce qu’elle n’avait jamais vraiment été auparavant », dit McKibbin.

L’autre grande perte qu’a dû essuyer le Parti travaillis­te ces dernières années, c’est l’Écosse. Blair croyait qu’en offrant la dévolution aux Écossais, il se les attacherai­t à jamais. «C’est le contraire qui s’est produit», estime l’historien. D’ailleurs, on ne voit pas aujourd’hui comment un Parti travaillis­te victorieux pourrait gouverner sans s’allier aux indépendan­tistes du SNP, qui devraient à nouveau balayer l’Écosse jeudi prochain.

Quel Brexit ?

«Comment Corbyn pourrait-il d’ailleurs négocier le Brexit s’il s’alliait avec le SNP qui n’en veut pas?» demande McKibbin. C’est l’autre sujet sur lequel Jeremy Corbyn demeure discret. S’il s’engage à négocier le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, on s’attend à ce qu’il favorise une solution moins drastique que le «Hard Brexit» de Theresa May. Une solution à la norvégienn­e, par exemple, mais qui risque de trahir la volonté des électeurs qui ont clairement pris position contre la libre circulatio­n des personnes, ajoute l’historien. La politologu­e Janice Morphet, de la Barlett School of Planning, soupçonne même Corbyn de ne pas vraiment vouloir sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne. Malgré ses déclaratio­ns, «il fera tout pour rester dans l’Europe», croit-elle.

«Corbyn ne gagnera probableme­nt pas les élections jeudi, mais il a gagné ses épaulettes, conclut Richard Seymour. Il est là pour de bon. Et qui sait, dans quatre ans, s’il ne sera pas premier ministre. » Tout dépendra du résultat de jeudi. Richard Seymour craint néanmoins que le vote travaillis­te soit surévalué par les sondeurs, en particulie­r celui des jeunes. On soupçonne aussi le directeur de campagne des conservate­urs, Lynton Crosby, de tout faire pour amplifier le phénomène Corbyn. Histoire de faire peur à l’électorat conservate­ur du centre du pays et de le motiver à aller voter.

«Dans deux jours, lance Ross McKibbin à la blague, les travaillis­tes pourraient même se dire que la campagne de May a été tellement mauvaise que, sans Corbyn, ils auraient probableme­nt gagné… »

«Corbyn est là pour de bon. Et qui sait, dans quatre ans, s’il ne sera pas premier ministre. »

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PAUL ELLIS AGENCE FRANCE-PRESSE Jeremy Corbyn (photo) semble en voie d’obtenir un meilleur score que son prédécesse­ur à la tête du Parti travaillis­te, Ed Milliband.

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