Le Devoir

Les ambitions du Canada

- DENIS FERLAND

Justin Trudeau est-il en train d’ajouter à sa tâche de premier ministre du Canada celle d’agent, d’entremette­ur, de médiateur, voire de psychologu­e de Donald Trump? Et ça pendant que sa ministre des Affaires étrangères, Chrysta Freeland, se charge du réaligneme­nt de l’ensemble de la politique étrangère canadienne ? Bon cop, bad cop ?

En tout cas, le premier ministre canadien a adopté une approche mesurée avec le président américain, alors que les frasques de ce dernier dans les capitales européenne­s lui attiraient récemment les foudres de ses partenaire­s et alliés. Il y allait même de grands écarts transatlan­tiques pour éviter de se mêler directemen­t des différends devenus très publics entre le président et les Macron et Merkel. Tout au plus M. Trudeau a-t-il quitté sa réserve, sans nommer Donald Trump, en affirmant à Rome que «les dirigeants qui croient pouvoir échapper à ces changement­s [mondialisa­tion, technologi­e] ou remonter dans le temps ont tort».

La différence de ton s’explique en partie par le fait qu’aucun partenaire européen n’entretient une relation aussi étroite avec les ÉtatsUnis que le Canada. Encore lundi, sur le plateau d’une émission américaine de télé aux abords des chutes du Niagara, M. Trudeau ménageait le président Trump en parlant d’une relation de travail constructi­ve, même s’il reconnaiss­ait une divergence indéniable sur l’enjeu des changement­s climatique­s.

Mais le discours en chambre hier de la ministre Chrysta Freeland sur les priorités du gouverneme­nt canadien en matière de politique étrangère laisse croire que le Canada veut occuper une partie du vide créé par Trump, dans la mesure de ses moyens et en tenant compte de ses intérêts, assure-t-elle. Tout autant que la substance, ce sont le timing et le ton du discours qui sont notables, sans parler des attentes qu’il suscite.

Inspirée par son patron, la ministre des Affaires étrangères a bien pris soin d’insister sur la contributi­on «plus considérab­le» des États-Unis à l’ordre mondial établi après la Deuxième Guerre mondiale. «La part du lion, en sang, en trésor, en vision stratégiqu­e et en leadership», revient aux Américains, à qui elle s’adressait par-dessus la tête de leur président.

En substance, donc, une nouvelle politique étrangère qui vise à relever les deux grands défis auxquels fait face l’ordre internatio­nal basé sur les règles qui étaient généraleme­nt acceptées jusqu’à maintenant.

L’émergence économique et sociale du Sud et de l’Asie, incluant la Chine, est d’une part une occasion plutôt qu’une menace. Ensuite, l’angoisse des classes moyennes occidental­es, qui se sentent laissées pour compte, est compréhens­ible, dit la ministre. Les failles existent et les solutions ne sont pas simples, sinon on les aurait déjà appliquées, et le commerce internatio­nal ou encore les «manoeuvres diabolique­s d’étrangers» n’en sont pas responsabl­es, ajoute-t-elle.

La prescripti­on pour les maux qui affligent la planète reste assez prévisible, mais elle ne manque pas d’ambition. Tout d’abord, une véritable profession de foi dans le multilatér­alisme présent dans l’ADN libéral depuis Pearson. Des investisse­ments qui permettron­t aux Forces canadienne­s de «repartir sur de nouvelles bases» ainsi qu’une politique visant à diversifie­r les partenaire­s commerciau­x du Canada complètent le trio d’objectifs.

Mettre ainsi la table en attirant l’attention comporte sa part de risques, car on sera curieux de voir comment le gouverneme­nt Trudeau passera de la parole aux actes, en particulie­r en matière de défense. Le repli américain amènera le Canada à établir «sa propre orientatio­n souveraini­ste» à travers les institutio­ns multilatér­ales, mais surtout à ne pas devenir un «État client» qui s’abrite derrière le bouclier militaire américain, si ce n’est pas déjà le cas. Une belle admission quand même. L’usage de la force n’est pas privilégié, mais le Canada a désormais besoin de la « puissance dure » du militaire pour appuyer sa politique étrangère.

Compte tenu de la faible marge financière, les investisse­ments seront-ils à la hauteur? Très étalés dans le temps? On sera fixé très rapidement puisque le ministre Harjit Sajjan doit annoncer aujourd’hui les investisse­ments en défense qui «rendront les Canadiens fiers».

On aura compris que le même discours de politique étrangère aurait été impensable sous la présidence d’Hillary Clinton. Le gouverneme­nt canadien adopte une approche adaptée à Donald Trump, prenant même soin au passage de dissocier les Américains de leur président tout en laissant la porte ouverte au rapprochem­ent à plusieurs occasions. Si le discours comportait plusieurs rebuffades adressées à Donald Trump, les dollars investis en défense et les démarches personnell­es de M. Trudeau auprès du président devraient limiter les dégâts. Et un discours d’une demi-heure… est-ce qu’on imagine Trump se taper ça ?

Quand Chrystia Freeland dit ce que Justin Trudeau doit taire

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