La réforme Barrette se retrouve à un point de rupture
LISE DENIS Ex-directrice générale de l’Association québécoise des établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), consultante et conseillère spéciale en santé chez TACT Intelligence-conseil.
Le réseau de la santé et des services sociaux du Québec, tout comme dans les autres provinces et plusieurs pays, a vécu de nombreuses réformes et transformations depuis les années 1990. Tous ces changements ont eu pour objectif d’améliorer l’accès aux soins et aux services, la continuité, la qualité et la sécurité des personnes.
La plus récente réforme introduite par le ministre Gaétan Barrette en 2015 par l’entremise de la loi 10 s’inscrit d’une certaine façon en continuité de ces nombreuses réformes, mais elle plonge également tout le réseau en rupture avec les tendances et les orientations suivies depuis des années. Dans ses intentions, la réforme va dans le même sens que les précédentes: l’intégration et la régionalisation sont au coeur de celle-ci. Théoriquement, les citoyens devraient voir le parcours de service amélioré entre le service à proximité et les services spécialisés que leur condition requiert. En pratique, nous assistons cependant à une tout autre histoire. Le système vit actuellement une rupture et un éloignement marqué sur quatre points précis des orientations qui ont permis au Québec de se bâtir un système de soins et de services robuste, dédié et reconnu mondialement depuis les années 1970.
Centralisation des pouvoirs. La réforme actuelle facilite en principe l’intégration des services, mais apporte également un aspect dangereux à sa gestion: la centralisation des pouvoirs. Depuis 2015, toutes les décisions sont prises au niveau gouvernemental. Les pouvoirs politique et administratif se confondent. C’est de Québec que viennent toutes les décisions, les autorisations. Il ne reste que peu de place à l’expression des différences, des besoins distincts entre les territoires et les communautés. Où est passée l’évaluation des résultats sur la
santé et le bien-être? Les objectifs de responsabilité populationnelle, d’amélioration de la santé et du bien-être, de promotion et de prévention semblent avoir été perdus de vue. Le réseau est dans un mode perpétuel de reddition de comptes et de performance quant aux objectifs financiers, mais qu’en est-il des résultats sur la santé et le bien-être de la population? En tienton seulement compte ?
La parole sur le terrain. Il n’est plus possible pour la population d’exprimer publiquement aux décideurs ses inquiétudes et ses préoccupations. Plus possible non plus pour les administrateurs et les gestionnaires de soulever des questionnements, d’exprimer un point de vue différent. Tous les mécanismes d’évaluation, de témoignage public ont été éliminés. Pensons au Commissaire à la santé et au bien-être, entre autres. Le résultat, c’est que ce sont surtout les syndicats
et les Ordres professionnels qui expriment leurs préoccupations ou doléances, avec les risques de corporatisme que cela suppose.
Étouffement de la capacité d’innover. Les gestionnaires du réseau public de santé et de services sociaux sont des hommes et des femmes compétents, dévoués, qui ont à coeur de trouver de nouvelles façons de faire, d’innover dans les différents secteurs d’activités cliniques et administratifs. La création, le changement dans les entreprises publiques comme privées sont souvent inspirés par la base, par ceux et celles qui interviennent directement et qui ont cette connaissance pratique de la clientèle ou de leur secteur d’activité. Pour cela, par contre, ils doivent avoir une marge de manoeuvre décisionnelle. Comme tout est désormais dicté par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ou requiert son approbation préalable, le risque d’étouffer la créativité et le sens de l’entrepreneuriat public dans les organisations est bien réel, et c’est dangereux pour l’évolution de nos services.
Faites confiance aux gens sur le terrain. Cette réforme a encore une chance de réussir, mais elle est à un point de rupture. Le gouvernement doit revenir vers la décentralisation, l’évaluation des résultats doit être reprise auprès de la population, une voix doit être redonnée aux acteurs et aux communautés, et il faut absolument laisser aux administrateurs, aux gestionnaires, aux intervenants et aux usagers l’espace nécessaire pour innover. Le changement, ça ne doit pas venir d’en haut.