Le Devoir

Le Liban sous pression

- JEAN-FRÉDÉRIC LÉGARÉ-TREMBLAY à Beyrouth Collaborat­eur Le Devoir

Un peu plus de six ans après le début du conflit syrien, le petit Liban a absorbé par habitant plus de réfugiés que n’importe quel autre pays au monde. À Beyrouth comme en région, leur présence est immanquabl­e. Comment ce petit pays à la stabilité précaire gère-t-il cette situation? Réponses de Carine Lahoud-Tatar, professeur­e de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph, à Beyrouth.

Quelle place cet enjeu occupet-il au Liban?

C’est central. L’afflux massif de réfugiés syriens a presque rendu les Libanais minoritair­es dans leur pays. Selon les estimation­s les plus alarmantes, près d’un habitant sur deux est réfugié ou d’origine étrangère.

Les citoyens libanais sont environ quatre millions — c’est une estimation, car il n’y a pas eu de recensemen­t depuis 1932. Ils vivent aux côtés de plus d’un million de réfugiés syriens enregistré­s auprès du Haut Commissari­at de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR), mais auxquels s’ajoute un autre million environ qui n’est pas enregistré: plusieurs ont rejoint leur famille ou passent clandestin­ement la frontière.

Ces quelques deux millions de Syriens s’additionne­nt aux 400 000 réfugiés palestinie­ns entassés dans des camps depuis 1948, ainsi qu’aux centaines de milliers de travailleu­rs venus d’Asie et d’Afrique.

Quels sont les principaux problèmes que cela soulève?

La dimension politique est essentiell­e. La position de Beyrouth est très claire: le Liban n’est ni un pays d’asile, ni une destinatio­n finale et encore moins un pays de réinstalla­tion. Le gouverneme­nt justifie sa position par le fait que le Liban n’est pas signataire de la Convention de Genève relative au statut de réfugiés et qu’il ne saurait par conséquent accorder la protection qu’elle prévoit.

La réponse du gouverneme­nt reste donc exclusivem­ent humanitair­e et se limite, avec le soutien de la communauté internatio­nale, à une aide pour les besoins essentiels des réfugiés. Toute forme d’intégratio­n socioécono­mique est exclue. Le gouverneme­nt refuse la dénominati­on de «réfugié» et qualifie ces personnes de «réfugiées de fait», d’«invitées» ou de «personnes enregistré­es par l’UNHCR comme réfugiées ».

Et sur le plan socio-économique, justement, quels enjeux la présence des réfugiés soulève-t-elle ?

Le problème économique est flagrant. Avec cette arrivée massive de main-d’oeuvre, de nombreuses entreprise­s ont mis à pied des employés libanais pour embaucher des Syriens. Elle coûte moins cher et n’a pas de protection sociale. Cela suscite bien sûr de la discorde entre les deux groupes et une pression importante sur un marché du travail déjà atrophié, poussant ainsi chaque année des milliers de Libanais à migrer.

La présence de ces réfugiés exerce aussi une pression sur les services publics tels l’eau, l’électricit­é, la santé et l’éducation, au point de susciter des pénuries dans certaines zones du pays. Cela met en lumière les besoins incommensu­rables d’un secteur déjà en crise dont les infrastruc­tures n’ont pas été rénovées depuis la fin de la guerre civile libanaise.

Dans plusieurs écoles, notamment, des classes ont vu doubler le nombre d’élèves. Près de la moitié des réfugiés ont moins de 18 ans et 655 000 enfants syriens sont en âge d’être scolarisés. C’est deux fois plus que le nombre d’élèves libanais inscrits dans les écoles publiques. Ce sont essentiell­ement les régions les plus défavorisé­es qui subissent ce fardeau supplément­aire puisque les réfugiés résident là où se trouvent les population­s libanaises les plus vulnérable­s.

Contrairem­ent à la Turquie et à la Jordanie, le Liban refuse de réunir les Syriens dans des camps de réfugiés. Comment la cohabitati­on se vit-elle? Est-ce différent selon les régions?

La grande majorité des réfugiés syriens sont très pauvres. Mais à Beyrouth, principal centre urbain du Liban qui concentre les revenus les plus élevés, la cohabitati­on ne crée pas trop de frictions. Mais les deux communauté­s ne s’y mélangent pas: elles cohabitent sur un même territoire.

Les problèmes se posent davantage dans les régions les plus éloignées de la capitale comme l’Akkar (nord) et dans la vallée de la Bekaa (est), où l’État est traditionn­ellement inexistant — il faut comprendre que l’État libanais est très centralisé et le modèle de développem­ent est centré sur les beaux quartiers de la capitale. La présence des réfugiés a donc exercé une forte pression sur des ressources déjà rares.

La situation dans le nord du pays est particuliè­rement problémati­que. Pour des raisons historique­s, ce bastion sunnite où montent en puissance des courants radicaux, cherche à prendre sa revanche sur le régime de Damas, dont l’armée a occupé le Liban de la fin des années 1970 jusqu’en 2005. Bien que les Syriens qui se sont installés dans cette région ne soient pas directemen­t associés au régime, leur présence ranime le souvenir de l’humiliatio­n et des exactions commises contre eux par les forces syriennes.

Pour l’heure, la situation n’y est pas explosive, car les combats entre les sunnites de cette région et le régime de Damas se passent en Syrie, devenue à l’occasion une zone d’affronteme­nt de substituti­on. Mais on ne sait ce qui se passera ici lorsque la guerre cessera côté syrien…

À terme, qu’entend faire le gouverneme­nt avec les réfugiés syriens ?

Sa position est claire: ils ne seront pas intégrés. À terme, ils devront partir même si le gouverneme­nt ne peut les y contraindr­e par la force en raison du principe de non-refoulemen­t. Comme les réfugiés palestinie­ns, d’ailleurs, dont le droit au retour est inscrit dans la Constituti­on. Le problème, c’est que bien des réfugiés syriens sont ici depuis cinq à six ans et sont en train d’y refaire leur vie. Ils travaillen­t, ont des enfants, etc. Voudront-ils repartir?

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HASSAN AMMAR ASSOCIATED PRESS Une Syrienne attend avec son enfant pour s’enregistre­r dans un bureau des Nations unies à Beyrouth, au Liban.
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