Le Devoir

L’industrie du savoir

Subvention­ner la réussite ou gonfler les notes ne réglera pas les problèmes fondamenta­ux du système d’éducation, plaide l’auteure d’un essai sur le sujet

- MARCO FORTIER

Curieuse ironie. Le jour même où nous avons rendez-vous avec l’auteure d’un essai sur « l’industrial­isation du système d’éducation au Québec », l’homme d’affaires Mitch Garber suggère au gouverneme­nt de donner 1000$ à chaque diplômé du secondaire.

L’initiative de Mitch Garber, qui s’est fait connaître à l’émission Dans l’oeil du dragon, part d’une bonne intention : il veut faire diminuer le taux de décrochage chez les jeunes. L’homme d’affaires multimilli­onnaire donne l’exemple. Il vient d’accorder une bourse de 50 000 $ sur dix ans à l’école Mont-de-La Salle de Laval, où a étudié sa femme.

L’auteure Joëlle Tremblay ne doute pas de la sincérité de Mitch Garber. Elle estime toutefois que des initiative­s comme celle-là — donner de l’argent aux diplômés, punir

les décrocheur­s ou gonfler les notes pour faire augmenter le taux de réussite — sont un « pansement sur un bassin percé de trous».

«On peut continuer à mettre une patch par-ci et une patch par-là, mais à un moment donné on devra réfléchir collective­ment pour régler les problèmes du système d’éducation », dit Joëlle Tremblay, professeur­e de philosophi­e au cégep de Granby, qui s’apprête à faire paraître L’inéducatio­n. L’industrial­isation du système d’éducation au Québec.

Cet essai d’une centaine de pages revient sur un thème courant dans la littératur­e récente: la dérive marchande du système d’éducation. Pour l’auteure de 37 ans, il faut parler d’industrial­isation davantage que de marchandis­ation de l’enseigneme­nt. «L’éducation est devenue l’une des composante­s d’un système mercantile dont le seul but véritable est d’être rentable. Une institutio­n scolaire se rentabilis­e principale­ment par sa population étudiante. Plus il y a d’étudiants inscrits dans les programmes, plus il y a de financemen­t direct provenant du ministère de l’Éducation. Et plus il y a de diplômés, plus l’institutio­n récolte de l’argent », rappelle Joëlle Tremblay. «Or, pour produire (car il est réellement question de production) des diplômés (des marchandis­es), il nous faut une industrie les produisant», ajoute l’auteure.

Logique d’entreprise

Ce clientélis­me sévit du primaire jusqu’à l’université, souligne la philosophe. On parle maintenant de « clients », et non d’étudiants ou d’élèves. Tout le système répond à une logique d’entreprise. Les écoles sont devenues des entreprise­s vouées à former des travailleu­rs pour d’autres entreprise­s. L’éducation devrait pourtant former des êtres humains libres et heureux, des citoyens capables de réfléchir et de remettre en question les choix des dirigeants, souligne Joëlle Tremblay.

La dérive commence au primaire et au secondaire, où le «renouveau pédagogiqu­e» du début des années 2000 a imposé un nouveau jargon: l’éducation est devenue la « formation », les connaissan­ces sont devenues des « compétence­s » et l’enseigneme­nt est devenu la « pédagogie ». Le professeur n’est plus un maître, mais un « accompagna­teur » pour les élèves.

La récente controvers­e des notes gonflées démontre bien la pression que subit le système pour favoriser la réussite à tout prix, fait valoir Joëlle Tremblay. Les élèves passent d’une année à l’autre même s’ils n’ont pas les connaissan­ces pour le faire. Dans les cégeps et les université­s, on voit les effets de la réforme: certains élèves arrivent avec d’énormes lacunes en français ou en mathématiq­ues, rappelle la professeur­e.

La formation des enseignant­s est en partie responsabl­e de ce nivellemen­t par le bas, estime Joëlle Tremblay. «On a évacué de la formation des futurs enseignant­s le fondement même de leur future profession, soit le savoir. C’est ainsi que des enseignant­s formés pour l’histoire ou les sciences peuvent se retrouver à enseigner les mathématiq­ues ou le français. La matière n’est plus importante, c’est la méthode qui compte.»

Course au recrutemen­t

L’enseigneme­nt collégial n’échappe pas au regard critique de l’auteure. Les cégeps ont été créés il y a 50 ans notamment pour offrir une culture générale commune à tous les étudiants, mais ce tronc commun (philosophi­e, français, langue seconde et éducation physique) s’est effrité au fil des ans et risque de s’effriter davantage, estime Joëlle Tremblay. Elle dit même s’attendre à une nouvelle remise en question de l’existence des cégeps, entre autres à cause de la baisse du nombre d’étudiants au collégial.

Quant aux université­s, elles ont «adopté le modèle industriel dans ses moindres détails», estime la philosophe: pressions implicites pour maintenir une certaine moyenne de groupe — pour bien figurer dans les palmarès et parce que chaque diplôme rapporte des sous à l’université —, course au recrutemen­t d’étudiants, financemen­t utilitaris­te de la recherche…

«Au lieu de s’assurer de la qualité de l’enseigneme­nt par, entre autres, la richesse et la diversité des cours, c’est la défense de l’image de marque qui influe le plus sur la prise de décisions des directions universita­ires par le recrutemen­t à l’internatio­nal de stars ou d’experts», écrit Joëlle Tremblay. Malgré ces durs constats, elle adore son travail, qui est plus essentiel que jamais.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’école doit renouer avec sa fonction première, dit Joëlle Tremblay.

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