Semer la gioia et l’insouciance
Et de l’insouciance dans l’enfance
Gioia, «joie» en italien, comme dans
dolce vita. La vie douce, c’est aujourd’hui, dimanche. Un brin d’insouciance sous un ciel incertain où le soleil le dispute aux nuages. Nous sommes tous réunis pour planter des semis chez Brigitte à Ayer’s Cliff, en Estrie, dans sa jolie fermette qui sort d’un conte, où poules, chiens et enfants courent en liberté.
Par contre, Elyjah, 13 ans, lui, il roule. L’adolescent fait partie des Enfants Gioia, tous atteints d’une maladie grave, incurable, mais surtout orpheline. C’est pas tout à fait la joie, c’est la vie avec une ombre derrière.
Elyjah est en rémission d’une double leucémie et le rejet d’une greffe de la moelle osseuse l’a laissé avec de lourdes séquelles aux articulations et des plaies aux pieds depuis deux ans. D’où le fauteuil roulant.
C’est la seconde fois qu’Elyjah participe aux activités de cet OBNL qui tente de réconcilier la vie avec l’instant présent, la gioia avec l’enfance, la nature avec le cycle vie-mort-vie. Pour le moment, le jeune ado de Magog souffle des bulles de savon avec Roméo, un ami de sa classe de 6e année, et s’amuse à hauteur d’enfant. Émilie, sa maman, me raconte cinq ans de lutte quotidienne, six mois à Sainte-Justine, encore deux jours par semaine sous anesthésie générale pour traiter les plaies qui ne guérissent pas, en chambre hyperbare.
— Tu sais qui a fait installer ces chambres hyperbares, Elyjah ? — Non… — C’est mon papa ; il était médecin à l’hôpital du SacréCoeur.
Elyjah m’observe avec moins de méfiance, peut-être. Je crois que c’est un des regards les plus pénétrants que j’ai eu à affronter; un mélange d’expérience de vie gravée dans la dignité, la douleur de la perte et l’impermanence. Un hypersensible, Elyjah sait si on lui ment, car on lui a menti beaucoup.
Sa batailleuse de mère est en porte-à-faux avec le système médical qu’elle essaie de faire bouger vers une médecine plus intégrative: «On te dit qu’on va sauver ton enfant. Mais à quel prix… ça, on ne le dit pas. Parfois, il en a eu marre de son corps…» me confie-t-elle pudiquement. Et la mort, Elyjah? « Ça m’est
pas arrivé, alors, cool !» Il a vu mourir tant d’enfants, au Centre de cancérologie CharlesBruneau, où ils en perdent une trentaine par an. La mort, ce n’est pas que du ouï-dire pour lui. Et qu’est-ce qui l’aide le plus dans tout ça? «Mon chien Spirit… et quand mes parents me disent que je suis courageux. » Les héros sont toujours un peu seuls face à leur destin tragique. Voilà pour le courage. Médecin sans frontières
Une initiative de l’omnipraticienne Marie Josée Dubois, Gioia a pris forme l’année dernière et regroupe une quinzaine d’enfants, d’ados et de jeunes adultes. La Dre Dubois vise à en « adopter » une cinquantaine d’ici deux ans. Spécialisée
en soins psychiatriques et palliatifs, cette médecin a réussi à rassembler une quarantaine de bénévoles autour de ce projet lumineux qui vise à redonner un second souffle à ces enfants condamnés par la société, le système de santé et même scolaire.
Lorsqu’il aura grandi, Gioia sera un centre de jour campé en pleine nature estrienne avec un pavillon d’art, de sciences, de yoga, d’éveil aux sens, mais aussi une unité de soins palliatifs, un dispensaire, un refuge où les familles pourront même venir séjourner dans de petits chalets. Car la vision de l’organisation est inclusive, soutient non seulement l’enfant atteint, mais toute la fratrie, les parents (souvent séparés par l’épreuve de la maladie), les grands-parents qui vivent un double deuil.
Le charisme et la douce détermination de la Dre Dubois font pour beaucoup dans l’aventure. Son parcours atypique en fait foi: médecin à la baie d’Hudson durant cinq ans et sur la Côte-Nord à Havre-Saint-Pierre, ensuite directrice médicale du Phare Enfants (soins palliatifs pédiatriques); elle parle d’appel, de mission. Durant ses congés, elle fait du kayak en Minganie avec des enfants atteints du cancer ou soigne des orphelins au Cambodge. Ce genre de femme… Aucune frontière entre le coeur, l’intelligence et le geste.
Et elle souhaiterait qu’il y en ait moins entre les approches de soins, trop compartimentées. Qu’on redonne à ces enfants leur autonomie, qu’on les laisse vivre ce volet crucial de la vie, loin de l’hôpital, pour qu’ils puissent se «désidentifier » de leur condition. « L’enfant devient une maladie, me confie la médecin au sourire apaisant. Vivre la mort d’un enfant, c’est un drame incroyable, mais on peut arriver à la joie d’être au moment présent. J’ai vu des rédemptions de familles. Cela peut avoir un sens et, souvent, il émerge même de l’enfant. Ces enfants nous offrent des perles de sagesse et nous sommes là pour les cueillir, pour prêter une oreille à leur vision du monde.»
Alors, on plante
À quatre pattes dans la terre, il y a Renaud-Pierre et Nathalie, deux enseignants en horticulture et leurs pouces verts, il y a Sylvie, une ex-directrice d’école, et Denis, venu faire des massages sur chaise et parti de Baie-Saint-Paul. Il y a ce couple de parents de trois jeunes enfants en parfaite santé qui ont décidé de donner un important héritage (plusieurs centaines de milliers de dollars), reçu récemment, à Gioia. Ils sont tous bénévoles et conquis par la cause.
Il y a aussi le Dr Claude Baillargeon, qui travaille en soins palliatifs au CHUM. Le genre de docteur cinq étoiles sur
«Rate MDs» qui distribue les bouchons d’oreille aux patients à l’urgence. Il était agronome avant de faire sa médecine, ça donne une idée du bonhomme : « Gioia est un modèle alternatif en soi, un modèle social. On recrée le réseau relationnel. Dans une société qui valorise la jeunesse, la beauté et le pouvoir, y a un gros rattrapage à faire. »
Parmi les projets pour Gioia, il y a celui de jumeler des enfants surdoués aux jeunes malades pour que leurs sensibilités respectives se touchent. « On veut mettre ces enfants en lien, me dit-il, pour qu’il y ait un legs qui reste aux bâtisseurs de demain. » Pour qu’aucune vie ne soit vaine, en somme.
Au moment de les quitter, Vincent, 17 ans, souffrant d’atteintes neurologiques et cardiaques et qui fait pousser les tomates avec du Gatorade, me regarde tristement. — Tu t’en vas ?
L’ado me fait signer le t-shirt pour vêtir l’épouvantail. Tous nos prénoms y sont. Nous sommes unis par la joie, la limonade à la rhubarbe et les semis. Unis par une bonté intangible qui nous rend si humains et ne demande qu’à germer. Et nous ferons peur aux corbeaux.
Lorsqu’il aura grandi, Gioia sera un centre de jour campé en pleine nature estrienne avec un pavillon d’art, de sciences, de yoga, d’éveil aux sens