Le Devoir

Le premier roman grisant de Lily Pinsonneau­lt

Lily Pinsonneau­lt se révèle dans un premier roman à l’écriture grisante

- DOMINIC TARDIF

C’est quoi, vouloir être amoureuse, demandezvo­us? Dans le cas de Jolen, vouloir être amoureuse, c’est retranscri­re pour son correspond­ant numérique un vieux travail d’université au sujet de Marguerite Duras, parce qu’elle a pris l’habitude de lui parler de ses lectures, mais que le temps, ce week-end-là, se faisait rare. À tout prix, garder la conversati­on vivante.

«Une fois, j’avais eu deuxtrois soupers brunchs de famille dans la même fin de semaine alors j’avais pas pu lire autant que je l’aurais voulu. […] J’avais retapé ma critique et je l’avais modernisée un peu en jouant avec le franglais pour que ça fasse Mile-End — parce que je me disais qu’il aimait le franglais vu qu’il habitait dans le Mile-End. Il avait même pas tant souligné ma critique, mais la discussion était relancée. Je m’étais donné beaucoup de mal. C’est pas grave. Au moins les liens étaient pas rompus», raconte avec soulagemen­t la narratrice de Sauf que j’ai rien dit, premier roman de Lily Pinsonneau­lt.

Ils s’étaient croisés dans un tournage il y a quelques années, se sont ajoutés sur Facebook, ne s’étaient jamais parlé depuis, jusqu’à ce qu’il la contacte par message privé, un mardi soir de février. C’est, presque dès le départ, écrit sur la mappemonde qu’elle ne sera jamais sa blonde. Il lui parle de sa fascinatio­n trouble pour Xavier Dolan, se pousse en Californie sans l’avertir, lui envoie des petits mots aux petites heures de la nuit. Ce garçon, Joseph, a le charme vénéneux des beaux mélangés et des grands égoïstes, un charme qui, sous la bonne lumière et à travers les bons yeux, ressemble étrangemen­t au plus suave des mystères à élucider.

En résumé, il a tout pour lui et l’attente du prochain texto, chez Jolen, fait tellement mal que ça fait du bien. C’est presque, comme dirait l’ami Barthes, un enchanteme­nt.

Sauf que j’ai rien dit est un roman à l’image de l’histoire d’amour qu’il raconte. Malgré sa prévisibil­ité, l’envoûtemen­t guette sans cesse grâce à une écriture grisante, petite musique camouflant la gravité d’une relation plombée sous la vivacité d’une phrase minant habilement la légèreté, et où les clichés ont au moins la politesse de ne pas ignorer qu’ils en sont. Les idylles condamnées à l’avance et dans lesquelles on s’enfonce comme sous l’effet d’un mauvais sort ne sont-elles pas toujours les plus douloureus­ement enivrantes ?

Histoire de jeunes adultes

Il faut, bien sûr, pour bien goûter cette chronique d’un amour au temps des messages texte, avoir une certaine affection pour ce que cette période suivant l’adolescenc­e recèle de confusion. Il faut aussi ici avoir une certaine tolérance pour une langue souvent oralisante, conjugaiso­n de différents registres faisant surgir les quelques obligatoir­es anglicisme­s, ainsi que plusieurs de ces expression­s québécoise­s surannées dont il fait bon parsemer ses phrases afin de toucher à une certaine authentici­té, un peu comme on applique un filtre sépia sur une photo Instagram.

Bien qu’elle se garde sagement de fustiger les transforma­tions sentimenta­les qu’imposent à notre millénaire les outils technologi­ques, Lily Pinsonneau­lt chante la nostalgie d’une génération pour une époque qu’elle n’a pas connue, et qui n’a probableme­nt jamais existée comme elle l’imagine, mais où l’amour se vivait sans doute avec plus de grâce qu’au coeur de ce silence auquel confinent les conversati­ons en ligne. Pardelà cet ancrage dans un certain air du temps, Lily Pinsonneau­lt chante d’abord et avant tout le plus tragique des amours: celui qui n’a existé qu’entre nos deux oreilles.

SAUF QUE J’AI RIEN DIT

★★★1/2

Lily Pinsonneau­lt Québec Amérique Montréal, 2017, 176 pages

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Premier roman de Lily Pinsonneau­lt, Sauf que j’ai rien dit est une histoire d’amour dans laquelle la protagonis­te se complaît dans une relation insatisfai­sante.

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