Un poète pour réenchanter le monde
L’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau brandit la poésie contre l’exclusion et la laideur du monde
La dérive des migrants et leur exclusion de pays occidentaux bien nantis ont profondément choqué le poète martiniquais Patrick Chamoiseau. Pour résister à l’individualisme ambiant, il a écrit un livre,
Frères migrants, et une déclaration des poètes pour l’ouverture à l’Autre. Rencontre avec un rêveur éveillé.
C’est parce qu’il sait que la traite négrière s’est maintenue durant plusieurs siècles, au beau milieu de l’époque des Lumières, que l’auteur Patrick Chamoiseau refuse de baisser la garde en ce qui a trait au rejet des migrants dans les pays occidentaux.
Poète, il croit que soutenir ces êtres humains que d’autres humains laissent mourir est non seulement un geste humanitaire et politique, mais aussi un geste symbolique et poétique. C’est ce qui lui a inspiré son dernier livre Frères migrants, sorte d’incantation poétique en faveur de la solidarité, de la mondialité et de l’ouverture à l’autre. «Le poétique est le fondement du politique. Le poétique nourrit nos imaginaires de ce que l’homme a de meilleur», dit l’auteur martiniquais en entrevue au Devoir.
Frères migrants s’élève comme un chant à la solidarité comme qualité humaine, et à la mondialité comme terreau de la conscience. Chamoiseau [prix Goncourt en 1992] s’inspire de Jane, qui sert « des cafés chauds, des tranches de pain beurrées, à des yeux de dépourvus de paupières. Ces pupilles, blanchies de vigilances et du sel des déserts, sont comme des sémaphores». Il s’inspire aussi d’Hindi, qui filme ces « violences de guerre, ces dispersions à gaz et à matraques, à ruses et à mensonges, par la honte par l’indigne et par l’humiliation, en plein jour, de par les villes d’Europe, dans Paris des lumières, en terre d’une fille aînée de l’émancipation!». Alors que, pendant ce temps, d’autres crient sur les pancar tes : « Nous sommes des êtres humains ! »
«J’ai toujours été terrifié par le fait que la traite des Nègres a pu surgir et se maintenir plusieurs siècles en pleine période dite des Lumières en Occident, dit Chamoiseau en entrevue. C’est la confirmation que, dans toute connaissance, toute intelligence, tout niveau de conscience aussi soutenu soit-il, il existe toujours une zone aveugle, une part d’ombre inaccessible, et qui peut laisser de l’oxygène à l’inadmissible, à l’inacceptable et, tout compte fait, à la barbarie. J’ai appris ainsi que chaque époque suscite sa zone aveugle, ses trous noirs, et qu’il était très difficile d’y échapper. Dès lors, j’essaie de ne pas être indifférent aux grandes infamies de mon époque et de ne m’accommoder de rien qui soit contraire à la décence, tout en mesurant les limites de ce que je peux voir ou percevoir. Je veille et je reste vigilant comme un guerrier.»
Le cri du monde
C’est dans cet angle mort de l’humanité, où peuvent survenir les pires atrocités, que Chamoiseau brandit sa poésie, pour éveiller l’humain au meilleur de lui-même. «La poésie n’est au service de rien. Rien n’est à son service», écrit-il.
Déjà, il y a quelques années, Chamoiseau avait écrit le texte d’une chanson sur les boat people haïtiens, An ti jès pour le groupe haïtien Tabou Combo. Depuis, sa prise de conscience des réalités des migrants n’a fait que grandir, et son inquiétude s’aggraver.
«On pourrait reprendre ces paroles et les étendre à toutes les rives du monde… Ce sujet m’a donc toujours alerté, et les années qui passent ne font que l’amplifier. La question migratoire est une véritable épouvante sur laquelle il me fallait tenter comme un exorcisme poétique…», poursuit-il.
En 2009, alors que le président Obama venait d’être élu président des États-Unis, Patrick Chamoiseau lui avait écrit une adresse, intitulée L’intraitable beauté du monde, avec Édouard Glissant. À l’époque, «nous avons cru pouvoir et devoir lancer ici adresse publique à M. Barack Obama, parce que nous pensons vraiment qu’il a entendu le cri du monde, la voix des peuples et le chant joyeux ou meurtri des pays», écrivaient les auteurs en ouverture.
Huit ans plus tard, c’est à Donald Trump que la population des États-Unis a confié son destin. Dans un contexte où «les démocraties sont devenues erratiques», dit-il, laissant chacun se construire seul, «le pire comme le meilleur peuvent surgir. La bonne surprise a été Obama. Le pire, c’est maintenant Trump. Il nous fallait saluer ce surgissement poétique que représentait Obama. Non par une sorte de soumission béate à je ne sais quel homme providentiel, mais pour attirer l’attention sur le fait que la Relation était active dans le monde, que les lieux de rencontres des peuples, des cultures, des civilisations et des imaginaires pouvaient donner ce que nous pouvons avoir aujourd’hui de meilleur», explique-t-il en entrevue.
Pour lui, l’élection de Trump a commencé avec le premier migrant naufragé avec sa famille dans une mer d’indifférence. Et il y a en chacun de nous un peu de Donald Trump, soutient-il. «Pour le reste, aux États-Unis comme partout dans le monde, règne tout un système contre lequel aucun homme seul ne pourra rien », dit-il en entrevue.
Et il n’y a pas qu’au racisme et à l’intolérance qu’il faut opposer la bienveillance, la bonté, le partage, l’accueil, et la construction de l’hospitalité. Le «Marché» dresse lui aussi ses murs invisibles entre les humains.
«Là où leur “Marché” devrait distinguer le meilleur, préserver l’intérêt du commun, il assure en fait le plus grand des profits, mais pas pour tous, pour quelques-uns pas très nombreux. Profit le plus facile, total et indécent, coupé de la réalité sociale, étranger à l’éthique, et sans limites connues », écrit-il.
Encore une fois, le poète s’autorise à rêver que «la mondialité, sa poétique relationnelle, y précipite son imprévisible, et déborde le verrou libéral par l’irruption de l’humain et d’une idée du travail redevenue multiforme et radieuse». Pardelà la barbarie, c’est le pouvoir de la beauté du monde que le poète appelle à célébrer : «la joie, l’amitié, la danse, les arts ». Nos imaginaires doivent projeter «un ré-enchantement capable de susciter des pensées et des approches nouvelles». Réinventer le monde, rien de moins. En ne laissant plus personne derrière.