Le Devoir

L’état d’urgence change la vie à Istanbul

L’état d’urgence qui se prolonge depuis juillet 2016 a changé le visage de la Turquie

- LISA-MARIE GERVAIS à Istanbul

Véritable baromètre du climat sociopolit­ique de la Turquie, elle fut le théâtre d’affronteme­nts politiques, de deux «bloody Sunday» et de la récente ébauche d’un printemps arabe. C’est aussi le lieu où l’on célèbre le jour de l’An, la fête de l’indépendan­ce ou la victoire d’un club de foot. Là où les touristes se tirent l’égoportrai­t devant la statue d’Atatürk en dégustant des marrons chauds à l’ombre des palaces.

Lovée au creux de Beyoglu, quartier des bobos et des expatriés, la place Taksim n’est toutefois plus ce qu’elle était. Véritable chantier, ce carrefour de béton animé 24 h sur 24 h est aujourd’hui encombré de clôtures et d’engins de constructi­on. «Ça n’a jamais été une place magnifique, mais il n’y a aucune raison de faire de tels travaux», explique Özgür Mumcu, écrivain et chroniqueu­r pour Cumhuriyet, rare quotidien d’opposition encore publié. Il fait référence au controvers­é projet de rénovation urbaine prévoyant la destructio­n du parc Gezi, unique espace vert à proximité, pour construire un centre commercial.

En mai 2013, ils ont été des milliers à répondre à l’appel des protestata­ires écologiste­s, occupant jour et nuit les environs de Taksim. Appelé «Gezi», le mouvement a cristallis­é le ras-le-bol généralisé de la violence policière et du gouverneme­nt de Recep Tayyip Erdogan et, à son apogée, 2,5 millions de Turcs ont pris les rues. Mais au bout de deux semaines, les milliers d’occupants du parc ont été chassés par des gaz lacrymogèn­es : au moins cinq ont trouvé la mort, dont un enfant. Sans compter les centaines de blessés.

«Manifester à Taksim? Ce n’est plus possible», affirme encore M. Mumcu, depuis la terrasse sur le toit de la petite maison d’édition où il travaille tout près de la célèbre place. «Depuis dix mois, il ne s’y passe rien. Les gens ont trop peur. » Voilà près d’un an que le président Erdogan a décrété l’état d’urgence après le putsch raté du 15 juillet 2016, imputé au mouvement de l’imam Fethullah Gülen (FETÖ), pourtant allié au Parti de la justice et du développem­ent (AKP) d’Erdogan. S’en est suivie une purge pour éliminer FETÖ, qui prenait trop de pouvoir, et plus de 100 000 fonctionna­ires — enseignant­s, soldats, universita­ires, juges — ont été limogés, dont près de 50 000 ont été incarcérés. « Il y a plus de pâtissiers que de politicien­s mis en prison», ironise le cinéaste et ex-journalist­e Mesut Tufan, pour illustrer l’arbitraire et l’injustice.

Pas d’État de droit

Dans ce grand nettoyage, le quatrième pouvoir est aussi solidement écorché: de nombreux journaux d’opposition ont été fermés, une centaine de journalist­es derrière les barreaux. À Istanbul, ville célèbre pour ses innombrabl­es félins, il faut appeler un chat un chat : « La démocratie turque est complèteme­nt morte après la déclaratio­n d’État d’urgence», résume Özgür Mumcu, en tirant sur sa cigarette. «L’État de droit n’existe pas. »

La chasse aux sorcières se poursuit sur Internet: Wikipédia est censuré. La pose des pneus d’hiver? Réglée par décret. Idem pour l’interdicti­on des téléréalit­és pour trouver l’âme soeur et les règles de la photo-épilation. Le retour de la peine de mort? C’est pour bientôt, promet le président sur toutes les tribunes.

Au coeur du référendum serré — «Oui» à 51% — du 16 avril dernier, la nouvelle réforme du président Erdogan lui permettra de concentrer presque tous les pouvoirs. «Ce n’est qu’une demi-victoire », estime Tolga Bilener, enseignant­chercheur à l’Université Galatasara­y à Istanbul. Le « Nouveau Sultan », comme certains l’appellent, espérait beaucoup plus. Mais cela lui permettra en 2019 de probableme­nt gouverner jusqu’en 2029 et d’avoir les coudées franches pour réaliser son rêve déjà amorcé d’un État islamocons­ervateur, tournant le dos à près d’un siècle de laïcité à la turque. «Ce n’est pas une démocratie parfaite qui bascule dans le populisme. C’est un régime multiparti­te qui a eu des hauts et des bas, on est dans le creux de la vague», nuance M. Bilener, qui préfère parler de «déficit démocratiq­ue qui grandit » plutôt que de « dérive autoritair­e ». Un lent revirement qui s’est amorcé lorsque le rêve d’une Turquie membre de l’Union européenne s’est évanoui.

Sécurité accrue

Il est minuit sur le pont qui relie Kadiköy, sur la rive asiatique, au côté européen de la métropole. En contrebas aux abords du Bosphore, le chic club Reina dans la pénombre, fermé depuis les attentats qui ont fait 39 morts dans la nuit du jour de l’An. Plus loin, un barrage policier arrête tous les véhicules. Contrôle de routine? Chasse àl’homme?Impossible­de savoir. Dans le Domus, minibus express jusqu’à Taksim, la tension est palpable. « Je n’aime vraiment pas ça. Chaque fois, on se demande “quoi encore?”. Tout peut arriver ici», glisse l’une des passagères.

À l’aéroport, le contrôle de la sécurité s’est accru. Depuis les derniers mois, des détecteurs de métal et rayons X sont aussi installés à l’entrée des métros, des bazars fréquentés par des touristes et des grands magasins.

Rien qu’en 2016, une quinzaine d’attentats — revendiqué­s pour la plupart par le groupe État islamique ou des groupes kurdes radicaux — ont frappé la Turquie, surtout Ankara et Istanbul. Plus de 300 morts: des touristes, des soldats, des voyageurs à l’aéroport. « Tout le monde est sous le choc. Ce n’est pas la Syrie ou l’Irak, mais on n’était pas habitués à une telle ampleur de terreur », note Özgür Mumcu.

Le climat de peur a même atteint le coeur de la base la plus militante du pays. Nombre de militants, d’artistes, d’enseignant­s, de journalist­es et même d’ONG travaillan­t auprès des réfugiés joints par Le Devoir n’ont pas voulu commenter l’atmosphère du pays sous l’État d’urgence. Certains utilisent des avatars sur les réseaux sociaux, d’autres s’expriment sous le couvert de l’anonymat et n’osent même pas prononcer le nom d’Erdogan.

Peur et exode

Vahit, qui tait son nom de famille, est l’un d’eux. «J’ai lu que deux étudiants ont écopé de quatre ans de prison pour avoir mis une vidéo contre l’AKP sur les réseaux sociaux. J’ai aussi mon cousin qui est en détenu sans avoir de procès. Si tu ne penses pas comme eux, tu es une cible », raconte-t-il, dans un café galerie d’art de Kadiköy. «C’est sûr qu’on est déjà fichés. La police a des photos et des vidéos de nous. Dès qu’on se réunit en petit groupe au coin d’une rue, on est dispersés. On pourrait être arrêtés n’importe quand.»

L’opposition s’effrite et déserte, déplore Öykü, une artiste peintre qui résiste par l’art. «Tout le monde connaît quelqu’un qui a quitté le pays ou essaie de partir», dit-elle. La jeune femme s’arrête soudaineme­nt pour chercher un mot sur son applicatio­n de traduction. «Exode des cerveaux. C’est ça. Les gens éduqués partent. Il n’y aura plus d’opposition. »

Même Özgür Mumcu, qui continue de s’exprimer grâce à sa chronique au journal indépendan­t Cumhuriyet, use de prudence et évite la critique directe. «Ça nous a forcés à développer une nouvelle forme d’ironie, à inventer un nouveau style littéraire», plaisante-t-il avant de boucler la boucle sur le même ton : «Au moins, on est devenus plus créatifs.»

Version halal de Poutine

Indélogeab­le, Erdogan demeure très populaire. L’homme qui vient lui-même d’un milieu pauvre est une «success story» pour les gens des classes sociales moins aisées et plus rurales. «Le problème, c’est qu’Erdogan n’est plus raisonnabl­e. Il est atteint d’hubris», avance Baskin Oran, politologu­e et chroniqueu­r. «Il y a une lutte des classes. Les urbains et les bureaucrat­es contre les provinciau­x, les gens de petites villes d’Anatolie», dit ce farouche opposant au gouverneme­nt, mais qui a tout de même soutenu l’AKP pendant le référendum constituti­onnel de 2010. Le référendum a reflété cette fracture, remarque Özgür Mumcu. «C’est le même portrait démographi­que du Brexit et de l’élection de Trump. »

Mais Erdogan est un habile marchand de rêves, croit M. Mumcu. Face aux politiques néolibéral­es, les masses mécontente­s croient qu’il leur faudra un homme fort pour résoudre leurs problèmes. « Les États-Unis ont “Make America great again” et nous, nous avons “la Nouvelle Turquie” qui va devenir plus forte et puissante dans les régions, avec une économie croissante grâce à la constructi­on, analyse-t-il. Le président adore ces grands projets.» Les souches conservatr­ices avaient déjà obtenu la levée de l’interdicti­on du foulard islamique sur les campus. Elles ne veulent pas perdre le terrain gagné. D’autres s’accrochent à l’idée qu’un gouverneme­nt fort sans opposition évitera l’instabilit­é politique, néfaste pour l’économie.

Déclin économique

Sans être au niveau de la crise du début des années 2000, les signes d’un essouf flement économique se multiplien­t toutefois. Dans le quartier de Beyoglu, de nombreux commerces sont à vendre. Touchée par la constructi­on, Istiklal, la grande artère commercial­e et touristiqu­e piétonne, a perdu de son lustre. «Ça ne s’est pratiqueme­nt jamais vu dans le quartier », dit le cinéaste Mesut Tufan. Dans tout le pays, 30 000 petits commerces et kiosques ont fait faillite, ajoute-t-il, dont près de la moitié à Istanbul.

Au grand Bazar, grand souk prisé par les étrangers qui y font leurs emplettes,

des centaines d’espaces-boutiques sont à louer. « Certains marchands, qui sont là depuis des génération­s, n’ont jamais vu ça de leur vie.» Non loin de là, le coeur historique d’Istanbul de Sultan Ahmet, visité pour sa mosquée bleue et sa basilique Sainte-Sophie, écope aussi de la baisse des visiteurs. « Je connais de jeunes guides touristiqu­es qui sont pratiqueme­nt sans emploi», dit encore Mesut Tufan. Depuis la vague d’attentats, les bateaux de croisière sur la Méditerran­ée ont exclu Istanbul de leur circuit. Haut lieu de la musique du monde, la métropole attire de moins en moins de musiciens et d’artistes. Tous les yeux sont tournés sur la biennale d’Istanbul, la grande foire d’art visuel, qui s’est hissée parmi les plus prestigieu­ses aux côtés de celles de Venise et de São Paulo. Certains craignent que ce grand rendez-vous de l’automne ne soit boudé.

Ironiqueme­nt — encore ! —, le thème de cette année est « un bon voisin ». Divisés, les habitants du pays devront apprendre à se parler, croit l’artiste Öykü. «Les partisans de AKP ne me parlent pas, et moi non plus je n’ai pas envie de leur parler, je sais. Mais il va falloir le faire», insiste-t-elle, en évoquant d’autres importante­s fractures: celles entre laïques et musulmans. « Déjà que l’État essaie de nous imposer la terreur. La moindre des choses serait qu’on n’ait pas peur les uns des autres. »

Le président Erdogan a décrété l’état d’urgence après le putsch raté du 15 juillet 2016 Haut lieu de la musique du monde, la métropole attire de moins en moins de musiciens et d’artistes «[La

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BULENT KILIC AGENCE FRANCE-PRESSE Un portrait du président Erdogan surplomban­t la place Taksim d’Istanbul, le 15 mars dernier. «Depuis dix mois, il ne s’y passe rien, affirme l’écrivain Özgür Mumcu. Les gens ont trop peur.»
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ADEM ALTAN AGENCE FRANCE-PRESSE Des manifestan­ts en faveur du «Oui» encouragea­nt le président lors d’un rassemblem­ent au palais d’Ankara, en avril dernier.

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