Laverne Cox, décloisonnée
La comédienne d’Orange Is the New Black est une figure de proue de la communauté trans
«Lord, help me!» (« Mon Dieu, au secours!») Laverne Cox lève les yeux au ciel d’un air exaspéré. En bonne actrice démocrate ulcérée par les saillies du président américain, elle se pâme après avoir jeté un coup d’oeil à la couverture de Libération affichant le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Volubile et plantureuse, elle rafraîchit son flux Instagram (2,4 millions d’abonnés) entre deux entrevues, et vous accueille d’un petit check du poing. Orange Is the New Black la révélait il y a trois ans sous les traits de Sophia Burset, pompier reconverti en coiffeuse gouailleuse dans la prison fictive de Litchfield. La série, diffusée depuis 2013 sur Netflix, chronique à rebours des fantasmes du quotidien d’un pénitencier pour femmes. Des figures de criminelles y sont mises en scène de manière progressiste, tout en dénonçant tour à tour la surpopulation, les violences, la privatisation et les déterminismes sociaux perpétués par le système carcéral.
«Cette série a changé ma vie, et elle a aussi fait évoluer la télévision, ce qui est plutôt extra!» se félicite l’actrice. L’an dernier, la quatrième saison faisait écho au mouvement militant Black Lives Matter, opposé aux sévices policiers à l’encontre des Afro-Américains. La cinquième saison, qui a débuté vendredi, dépeint une révolte des détenues presque en temps réel.
Méritocratie
Je sais que j’incarne souvent la première personne trans que les spectateurs voient à l’écran, je suis consciente de l’enjeu que cela représente Laverne Cox, comédienne
Laverne Cox est un pur produit de la méritocratie. À l’époque où elle s’appelle encore Roderick, elle excelle à l’école, fréquente assidûment l’église le dimanche, et participe à des ateliers pour jeunes issus des classes populaires. Elle résume: «J’ai commencé à danser avant même de savoir marcher.» À Mobile, troisième ville d’Alabama, la mère élève seule ses deux enfants et cumule trois emplois. L’enfant fait preuve de dispositions artistiques qui compensent aux yeux de son entourage un tempérament hors normes, jugé trop efféminé. «Ma mère voulait que je fasse du karaté, mais j’ai préféré étudier la danse classique dans une école d’art.» Un parcours représentatif de l’expérience des personnes trans, souvent marquée par la violence: « Ma mère voulait par-dessus tout que je réussisse dans la vie, mais elle poliçait mon genre, et il fallait prétendument me réparer ou me soigner.» Un jour, un professeur appelle à la maison pour recommander une thérapie, «sinon votre fils finira en jupe à la Nouvelle-Orléans ».
Enfant, Laverne ne fait pas la différence entre garçons et filles. «Je me suis toujours considérée comme une fille, mais on me répétait que j’étais un garçon, j’en ai donc conclu que c’était la même chose.» Dans le sud conservateur, elle se heurte à la difficulté de se définir sans modèle LGBT. Un tabou dans la communauté afro: « Personne n’était ouvertement gai, mais il y avait des rumeurs murmurées à l’église. C’était très stigmatisé. Il a fallu attendre le lycée pour que je rencontre des personnes homosexuelles et bien plus tard des trans. » Harcelée par ses congénères à l’école, tourmentée par la honte et la confusion, elle entrevoit, à 11 ans, un seul recours : le suicide. «Je croyais qu’il y avait quelque chose d’irrémédiablement mauvais me concernant, qu’il fallait exorciser. Me tuer allait régler le problème. À l’époque, il n’y avait ni Internet ni réseaux de soutien. » Durant son long parcours de transition, elle s’appuiera sur son frère jumeau, le chanteur M Lamar, dont elle est restée proche.
Début en télé-réalité
Reconvertie dans la comédie après une bourse pour étudier la danse dans l’Indiana, l’actrice charismatique a débuté dans des émissions de télé-réalité avant de jouer en corset et bas résille dans un récent remake du classique d’horreur queer The Rocky Horror Picture Show. Elle aurait campé une avocate ultracompétente dans Doubt si la série n’avait été annulée aux États-Unis après deux épisodes. Elle ambitionne surtout de produire un jour sa propre série, à son image. Hors des tournages, elle voit un psy, prie et médite tous les jours « pour [se] connecter au pouvoir supérieur qui organise notre existence». Aux dernières nouvelles, elle serait en couple avec un jeune cinéaste. Principale zone d’ombre, elle cultive le flou sur son âge, estimé selon les informations disséminées sur Internet, quelque part entre 33 et 45 ans.
New-Yorkaise de longue date, Laverne Cox a longtemps travaillé dur comme serveuse tout en suivant une thérapie hormonale, faute de moyens pour accéder à une chirurgie de réattribution sexuelle. Sur scène, elle se grime en dragqueen dans le bar Lucky Cheng’s — vu dans Sex and the City — «un endroit intéressant pour une femme trans, mais qui frise aussi l’exploitation». Une fois célèbre, elle constate que son changement de sexe continue d’occulter ses compétences de comédienne. Première femme noire transgenre à faire la couverture du magazine Time en 2014, elle est aussi la figure de proue d’une communauté peu visible dans les médias et la fiction: «Je sais que j’incarne souvent la première personne trans que les spectateurs voient à l’écran, je suis consciente de l’enjeu que cela représente. Peut-être que ma présence peut les aider à appréhender les autres différemment et même à remettre en question leur propre rapport au genre.»
La norme
Dès lors, comment trouver sa place au sein d’une industrie régie par les injonctions normatives à la beauté? «J’y pense constamment. Mon existence entière se passe à négocier avec ces standards de beauté imposés par le patriarcat. Une part de moi-même veut absolument ne pas être invisible ni effacée. Mais je sais aussi que je ne serai jamais dans la norme, car il y a quelque chose d’unique dans mon corps, ma couleur de peau et ma féminité de femme trans.» Pour trouver l’inspiration, elle se réfère à un autre modèle populaire: Beyoncé. «Je pense souvent à une photo d’elle au bal du MET en robe Givenchy: pour moi, c’est la perfection. Le contrôle qu’elle a sur tous les aspects de sa vie est fascinant, tout comme son excellence professionnelle. »
Militante, Laverne Cox cite l’intellectuelle féministe Bell Hooks dans le texte et, en novembre, enjoignait à ses compatriotes d’aller voter. « Je ne pense pas à l’Amérique comme au pays de Trump. Je me dis que c’est la personne qui dirige pour l’instant, peut-être à cause de collusions avec la Russie, peut-être aussi à cause d’un système électoral dysfonctionnel. » Elle appelle aujourd’hui à réformer le collège électoral des grands électeurs, selon elle « une institution de suprémacistes blancs datant de l’esclavage».
Et l’avenir? Sourire éclatant: «Peut-être qu’il y a des limites à ce qu’une fille comme moi peut accomplir, mais ma carrière montre que tout est possible.»